Train de nuit. Version imprimable

Seul dans mon compartiment, je somnolais plus que je ne dormais. Bercé par le roulis du wagon autant que par le bruit régulier du roulement des roues sur les rails. Plongé dans ce confortable demi-sommeil, je ne compris pas tout de suite ce qui se passait. Les freins grinçaient et, dans une dernière secousse, le train s'arrêta. Quelques instants plus tard, muni d'une sorte de porte-voix, un contrôleur passa dans le couloir et informait les gens: "le train est arrêté en pleine voie; veuillez ne pas descendre sur le ballast car nous pouvons repartir à tout moment".
J'entendais l'agitation gagner les autres passagers. Certains s'interrogeaient à voix basse tandis que d'autres, plus anxieux sans doute commençaient à pousser des cris et vociféraient des "ahlala, la SNCF!", ou "c'était mieux avant" et autres  "moi de mon temps", etc. Des enfants pleuraient "c'est grave? Quand est-ce qu'on arrive?".
Bref, je refermai la porte de mon compartiment et baissai la vitre pour écouter et voir la nuit. C'est beau la nuit en rase campagne, l'été! Un grillon stridulait près des voies tandis que non loin, dans un fourré, un rossignol vocalisait son chant d'amour. Plus loin encore, c'était une petite maison dont une fenêtre ouverte était encore éclairée et d'où s'échappait de la musique. Une voiture s'en approchait sur une route sinueuse. Un claquement de portière et quelques instants après, la lumière s'éteignit.
Du ballast, que le soleil avait chauffé toute la journée montait une odeur de ferraille rouillée et de vieilles graisses. Le vent doux jouait sa petite musique de nuit en apportant des effluves de foin fraîchement coupé et de moisson précoce.
La vie était suspendue au milieu de nulle part sous le ciel étoilé. Je savourais cet instant fragile sachant que fatalement on repartirait et que le charme serait rompu.
Par la courbe de la voie où le train s'était arrêté, je voyais le feu rouge qui nous maintenait bloqués. Puis il passa au vert. Les freins se relâchèrent et lentement le train glissa de nouveau sur les rails. Je remontai la vitre, pris quelques notes et m'allongeai sur la banquette. Finalement, ce retard aura été un bon souvenir.
 

L'homme à la citrouille Version imprimable

 

Ce que j'aime, dans les vide-greniers, c'est l'imprévu. Toujours à fouiner, parfois sans but précis, autre que m'émerveiller devant toutes ces vieilles choses exposées sans pudeur: souvenirs à vendre...

Mais, l'été dernier, j'étais bien décidé à trouver une sorte de guéridon pour garnir le coin sombre de mon salon que je voulais éclairer d'une vieille lampe de chevet héritée de ma grand-mère. Sur la place aux tilleuls, au centre du village où je passe souvent une partie de mes vacances dans une vieille maison de famille, se tient tous les 15 août une grande braderie-brocante à ciel ouvert. Elle est suffisamment réputée dans le pays pour attirer de vrais passionnés, vendeurs comme acheteurs. Il faut y aller tôt, avoir l’œil et se décider vite.

Après un rapide tour d'inspection, juste le temps de m’imprégner de l'ambiance, j'aperçus à l'entrée de la place un vieil homme que je n'avais pas remarqué en arrivant. Il se tenait debout, derrière une petite commode basse, aux tiroirs bombés plaqués de loupe de châtaigner. Il ne semblait pas habitué à ce genre de commerce et paraissait même gêné d'être là. Ne voulant pas ajouter à son trouble apparent, je l'abordai avec délicatesse. Nous parlâmes bien sûr un moment; sa parole était lente, entrecoupée de longues pauses, le temps sans doute de nous laisser nous jauger mutuellement, puis vint la question fatidique du prix. A sa réponse, je sursautai: <<mais, ce n'est pas possible! Vous vous volez! Je vous en donne le double, et encore!...>> Il n'insista pas. Il m'aida à la charger dans le coffre, prit l'argent que je lui tendais et, sans même recompter, s'en alla. Quelques pas plus loin, il se retourna, ôta un instant son béret, me fit un petit signe de la tête et disparut à l'angle de la rue.

Arrivé chez moi, je sortis la commode du coffre de la voiture, pris les mesures exactes, passai un chiffon à peine imbibé de cire. Ah, que le bois sentait bon! La lumière dansait sur le bombé des tiroirs, le galbe des pieds. Le plateau en marbre était un vrai miroir. Je manœuvrais avec un plaisir évident les poignées en bronze, les serrures bien graissées. Enfin, timidement, j'ouvris d'abord un tiroir, puis l'autre duquel j'ôtai une épingle à cheveux coincée au fond. Je sentais que ce meuble ne m'appartenait pas encore tout à fait. C'était comme si j'en violais l'intimité: qu'avait-il contenu, quels secrets renfermerait-il à jamais?

Je passai ainsi de longues minutes à contempler ce meuble, en faire le tour, le caresser: plus je le regardais, plus il me fascinait. Je me décidai enfin à le rentrer dans la maison, lui donner sa place. Je l'apprivoisais peu à peu, comme si j'avais peur de le décevoir ou de le brusquer. Sur le plateau de marbre j'installai la belle lampe avec son vieil abat-jour en nacre rose et allumai. Je sentis des larmes me monter aux yeux: l'ensemble était si parfait.

C'est alors qu'à ma grande surprise après avoir tant et tant regardé, scruté, observé, palpé, ausculté presque, sans rien remarquer jusque là, j'aperçus, dépassant à peine d'un angle du marbre, un petit morceau de papier sombre. Avec d'infinies précautions je soulevai un peu la plaque pour en extirper ce que j'avais d'abord pris pour un vulgaire morceau de papier. Il s'agissait en fait d'une photo en noir et blanc montrant un vieil homme en tenue de jardinier. Je reconnus tout de suite mon vendeur, sans doute à peine plus jeune: mêmes sabots aux pieds, même béret sur la tête, les épaules peut-être moins voûtées, veste de travail un peu élimée au col, ça ne pouvait être que lui! La pose était d'une touchante simplicité: assis sur un petit banc de pierre, le dos s'appuyant contre le mur de ce que je devinais être une étable ou une remise, il tenait sur ses genoux serrés une énorme citrouille. Il en était certainement fier, sinon pourquoi se faire faire ainsi le portrait? Et pourtant, regardant droit l'objectif, l'air grave, je le voyais taiseux, comme tout à l'heure à la brocante.

Machinalement, je retournai la photo et découvris presque effacée une inscription: «Mon Albert». Soudainement, toute une vie dans ces deux mots, la tendresse, la fierté d'une vieille femme pour son homme de toujours, une longue vie ensemble qui s'achève. Elle a dû partir avant lui et lui qui se sépare de ses souvenirs! Ce devait être son meuble à secrets, à elle, qui le tenait sans doute de ses aïeux. Peut-être n'avaient-ils pas eu de descendants à qui transmettre ce joyau, sans doute le seul qu'ils possédaient? J'éprouvais d'étranges sensations, mélange de cette intimité, de ce devoir de réserve et surtout comme si le destin m'avait confié la mission de faire encore traverser à ce meuble une nouvelle tranche d'éternité...

Quelques jours plus tard, mes vacances terminées, je rentrai à Dijon. Et c'est dans le journal local auquel je suis abonné pour ne pas perdre le fil de l'actualité de mon pays que j'appris la nouvelle de la disparition d'Albert ainsi rédigée: « C'est avec tristesse que nous apprenons le décès de monsieur Albert P., veuf et sans famille, mais autrefois bien connu dans le petit monde des jardiniers du canton. La commune organisera demain jeudi ses funérailles et prendra à sa charge les frais d'inhumation et de cérémonie en signe de reconnaissance pour tous les services qu'il a rendus autour de lui avec discrétion et humilité ». Hélas, à cause de mon travail, je ne pus me rendre à la cérémonie et j'essayai par la pensée d'y être présent.

Maintenant, lorsque je retourne au pays, immanquablement, je sacrifie à deux rituels: j'allume la lampe posée sur la petite commode et je me rends au cimetière du village voisin sur la tombe de monsieur Albert, avec l'étrange sentiment que ce n'est pas moi qui ai apprivoisé le meuble, mais que c'est l'inverse qui s'est produit.

 

Haïku divers (2) Version imprimable

Haïku, trois vers
inutile de compter
l'histoire est ailleurs

*

Haïku divers
quelques mots, toute une histoire
partir en voyage

*

Haïku d'hiver
flocons noirs sur page blanche
les mots du silence

*

Haïku, dix vers
ne cherchons pas plus longtemps
ça n'en est pas un

Giboulées. Version imprimable

Giboulées de mars
les fleurs noires du fraisier
promesse envolée

C'est la lune rousse
les abeilles dans la ruche
les pommiers grelottent

Méchant coup de vent
les nuages s'entrechoquent
et perdent leurs billes
 

La grâce. (Printemps des poètes 2024) Version imprimable

Tout évoquait dans sa démarche un être rare.
L'harmonie parfaite du balancement de ses bras, l'ondulation fluide de son dos, la noble réponse de ses hanches, et, pour finir, son pied qui épousait le sol sans le heurter.
Un respect profond de la terre et du corps.
Le pied, si souvent gourd et malhabile devenait chez elle musique et respiration.
Comme toute vie, tout son mouvement semblait venir de son ventre.
Et son corps tout entier n'était que lumière et jaillissement.
Il montrait le chemin.

Lexique (extraits) Version imprimable

A

A BIENTÔT:
Comment, le livre à peine ouvert qu'il est déjà question de le refermer? Serais-je déjà sur le départ sitôt la lecture commencée? Mais "à bientôt" est aussi une marque de confiance dans l'espoir d'un retour rapide, une sorte de réconfort. J'ai hâte de vous revoir: il n'y a pas de rupture, simplement un court instant d'absence, la mort ne viendra pas casser le fil ou, tout au moins, je fais comme si c'était impossible.

ABRI:
- La pluie commence à tomber. Vite, rentrons nous mettre à l'abri pour continuer la lecture de ce roman-fleuve.
- Il est très difficile de se mettre à l'abri des difficultés.

C

CERF-VOLANT:
J'aimerais être un cerf-volant. Mais ni un cerf, ni un volant.

COMME:
La neige a tout recouvert. Elle tapisse le paysage et le dissimule: elle éteint les couleurs, étouffe les sons. Curieusement tout devient alors comme obscur, mais à l'envers.

E

ECRIRE:
Voici en vrac quelques états d'esprit qui président lorsqu'on se met à écrire:
écrire comme un lac endormi sous une lune claire, écrire comme une houle qui se brise, écrire comme une brise légère sur un champ de blés murs au soleil, écrire comme une goutte d'eau qui rêve de mer ou de nuages, écrire comme une foule ou une fourmi qui cherchent leur chemin... La liste est infinie, les bibliothèques sont pleines à craquer. Il y aura toujours quelque chose à écrire, même quand tout aura été dit.

ÉRUDIT:
L'érudit ne peut s'empêcher de montrer qu'il l'est, au risque de paraître quelqu'un qui n'existe que par la pensée d'autrui.
L'ignorant fait étalage de son ignorance. Lui aussi sonne creux.

G


GRENIER:
Lieu de poussière et de mémoire. Les souvenirs s'entassent avant de savoir qu'ils seront la mémoire de la famille Certains objets, plus chargés de sens, verront leur vie se prolonger au fil des générations. Les autres, plus dérisoires, finiront au cimetière des choses sans valeur. Le moment du tri est grave et souvent retardé. Et la poussière, arbitre neutre, se dépose inexorablement tandis que les araignées jettent minutieusement un voile pudique sur cet abandon à durée incertaine.

M

MARGE:
C'est ce petit espace qu'on laisse au bord de la page. On ne sait jamais, peut-être y glisser un mot, un correctif, une idée subitement surgie lors de la relecture pour y revenir plus tard. Sorte de pense-bête dirait on.
Chez le commerçant, quand elle est trop large, il faut le regarder droit dans les yeux, renoncer à son achat et tourner les talons sans dire au revoir.
Chez le scientifique, on s'applique à ce qu'elle soit la plus petite au contraire lorsqu'il s'agit d'erreur. Et pourtant, elle est indispensable au chercheur pour continuer de chercher.
 
P

PRESQUE:
J'aime la magie de ce mot qui opère une légère inflexion, ajoute un bémol. Il laisse la porte ouverte l'imagination: il fait beau, qui est catégorique, péremptoire devient il fait presque beau. Le vent est-il trop fort? Y a-t-il beaucoup de nuages malgré le soleil? Mais il peut devenir blessant: je t'aime... ,enfin, presque.
 

S

SECRET:
Ses lèvres se sont tues à jamais. Tout ce qu'elles auraient pu dire n'adviendra pas. C'est ça le vrai secret. Comme une source tarie. La terre retient l'eau quelque part dans son ventre. Ça doit être pour ça qu'on enterre les morts: au plus près de leurs secrets.

SOURIRE:
Le plus beau est sans doute celui de l'enfant qui dort et qui voit sur l'écran de ses paupières closes des images que seuls les enfants peuvent voir. Plus tard, adulte, quand apparemment tout s'est effacé, parfois, une réminiscence affleure. C'est le moment rêvé pour écrire un poème.

V
 
VERRE:
Enfant, j'ai vu un souffleur de verre former une carafe. Ça semblait presque aussi facile que de faire une bulle avec mon chewing-gum,
mais c'est plus durable.

Hiver. Version imprimable

J'ai jeté dans le poêle un morceau de bois. D'ici une heure, ce ne sera qu'un petit tas de cendres.
Ma vieille maison aura mangé toutes les calories. Il faudra recommencer.
L'hiver lacère de ses griffes les vitres de la porte et des fenêtres.
Il veut entrer, mais n'y parvient pas.
L'hiver est une lutte.
Il faut être très vigilant.
Dans une maison neuve, bien isolée, l'hiver n'existe pas. Quel dommage!

De l'amour Version imprimable

L'amour est un moyen de transport.

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L'amour est une entrée en matière.

***

L'amour est tout, et réciproquement.

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S'aimer sème.