Un jour, je pris le temps d'écouter un grillon.
Il avait fait si chaud dans la journée ! Le soleil avait bombardé la campagne environnante et dans la ville accablée de chaleur, beaucoup de monde avait trouvé refuge dans les jardins publics. Pour tous ces gens, c'était comme un instinct de survie qui les poussait à chercher ce contact avec la nature, pourtant si peu sauvage en ces lieux très ordonnés. Et puis la campagne, c'était trop loin, tel un inaccessible mirage. Lorsqu'ils y pensaient, ils éprouvaient une sorte de malaise, une culpabilité, même : pourquoi ai-je un moment donné laissé, voire abandonné, tout ça ? Car au fond d'eux, tout au fond, loin derrière les habitudes et les renoncements subsistait une espèce de souvenir, ou vague réminiscence semblable à ce qui reste d'un rêve inachevé dont on se souvient si mal au réveil qu'on ne peut le raconter.
Et puis le soir finit par arriver et avec lui son lot d'odeurs, de fraîcheur et de paix. Après que le soleil eut disparu, la température commença à baisser et les souffles d'air, auparavant si étouffants laissèrent peu à peu place à une petite brise légère et bienvenue. Le feuillage des bouleaux et des saules qui bordent l'étang central tremblotait dans ce nouvel air vivifiant. Comme tant d'autres, et plus ou moins à contre cœur, l'exigence de mon travail faisait que je vivais depuis pas mal d'années dans cette ville. Et puis ça m'a pris tout à coup, sans prévenir, ce fameux soir d'été. Toute ma journée n'avait été que rendez-vous, réunions à n'en plus finir, coups de téléphone. Lorsque je pus enfin sortir de ce labyrinthe la nuit allait tomber. Pour rentrer chez moi, j'emprunte un large boulevard qui longe le parc. Mais sans crier gare, l'idée saugrenue me vint de m'arrêter. D'arrêter tout ça Je rangeai ma voiture non loin d'une entrée. Une grande allée menait directement au bassin aux poissons rouges. J'avisai un banc inoccupé et m'y assis. Le jet d'eau diffusait une fine bruine que le vent dispersait de ci de là au gré de son humeur. Parfois, je recevais une partie de cet embrun que j’accueillais avec plaisir. Les gens commençaient à rentrer chez eux, peu à peu l'agitation disparaissait et le silence s'installait. Au bout d'un moment, je me retrouvai seul dans mon petit coin de verdure. C'est alors que j'entendis le grillon. Peut-être chantait-il avant et je ne l'avais pas remarqué ? Il n'était qu'à quelques pas de moi. Je quittai mon banc et allai m'accroupir près de lui. Il était là, dans l'herbe et dans sa carapace noire aux reflets de bronze. Lorsqu'il me sentit trop proche, il se réfugia dans un trou. J'étais ému de la fragilité, de la précarité de cette vie. Je m'éloignai un peu et attendis. Il ne tarda pas à ressortir et à reprendre ses stridulations. Comme un jeu, je m'approchai à nouveau ; il se tut ; je reculai : il se remit à chanter. J'étais comme un enfant, je sentais quelque chose se produire en moi, comme si des certitudes d'adulte vacillaient.
Je finis quand même par rentrer chez moi, un peu à regret. Le malaise ne se dissipait pas. Ma femme m'observait en silence jusqu'au moment où, l'air de rien comme elle sait si bien le faire, elle me demanda : quand est-ce qu'on s'en va ? Désarçonné, je sursautai : euh... quoi ?.. Hein ? Elle : oui, oui, je t'observe depuis quelques temps, tu changes, tu ne parles plus de ton travail, tu ne t'intéresses plus au mien, et puis ce soir, c'est le bouquet ! Tu rentres à point d'heure en sifflotant, la mine réjouie. Je lui racontai le grillon. Alors, elle me prit dans ses bras et me dit dans le creux de l'oreille des tas de choses étranges que je ne comprenais pas. Ce que j'écoutais, c'était le ton grave de sa voix, déterminé et à la fois si aimant, en même temps que j'entendais encore résonner dans ma tête le chant du grillon.
Deux mois plus tard, nous déménagions...