L'homme à la citrouille
Ce que j'aime, dans les vide-greniers, c'est l'imprévu. Toujours à fouiner, parfois sans but précis, autre que m'émerveiller devant toutes ces vieilles choses exposées sans pudeur: souvenirs à vendre...
Mais, l'été dernier, j'étais bien décidé à trouver une sorte de guéridon pour garnir le coin sombre de mon salon que je voulais éclairer d'une vieille lampe de chevet héritée de ma grand-mère. Sur la place aux tilleuls, au centre du village où je passe souvent une partie de mes vacances dans une vieille maison de famille, se tient tous les 15 août une grande braderie-brocante à ciel ouvert. Elle est suffisamment réputée dans le pays pour attirer de vrais passionnés, vendeurs comme acheteurs. Il faut y aller tôt, avoir l’œil et se décider vite.
Après un rapide tour d'inspection, juste le temps de m’imprégner de l'ambiance, j'aperçus à l'entrée de la place un vieil homme que je n'avais pas remarqué en arrivant. Il se tenait debout, derrière une petite commode basse, aux tiroirs bombés plaqués de loupe de châtaigner. Il ne semblait pas habitué à ce genre de commerce et paraissait même gêné d'être là. Ne voulant pas ajouter à son trouble apparent, je l'abordai avec délicatesse. Nous parlâmes bien sûr un moment; sa parole était lente, entrecoupée de longues pauses, le temps sans doute de nous laisser nous jauger mutuellement, puis vint la question fatidique du prix. A sa réponse, je sursautai: <<mais, ce n'est pas possible! Vous vous volez! Je vous en donne le double, et encore!...>> Il n'insista pas. Il m'aida à la charger dans le coffre, prit l'argent que je lui tendais et, sans même recompter, s'en alla. Quelques pas plus loin, il se retourna, ôta un instant son béret, me fit un petit signe de la tête et disparut à l'angle de la rue.
Arrivé chez moi, je sortis la commode du coffre de la voiture, pris les mesures exactes, passai un chiffon à peine imbibé de cire. Ah, que le bois sentait bon! La lumière dansait sur le bombé des tiroirs, le galbe des pieds. Le plateau en marbre était un vrai miroir. Je manœuvrais avec un plaisir évident les poignées en bronze, les serrures bien graissées. Enfin, timidement, j'ouvris d'abord un tiroir, puis l'autre duquel j'ôtai une épingle à cheveux coincée au fond. Je sentais que ce meuble ne m'appartenait pas encore tout à fait. C'était comme si j'en violais l'intimité: qu'avait-il contenu, quels secrets renfermerait-il à jamais?
Je passai ainsi de longues minutes à contempler ce meuble, en faire le tour, le caresser: plus je le regardais, plus il me fascinait. Je me décidai enfin à le rentrer dans la maison, lui donner sa place. Je l'apprivoisais peu à peu, comme si j'avais peur de le décevoir ou de le brusquer. Sur le plateau de marbre j'installai la belle lampe avec son vieil abat-jour en nacre rose et allumai. Je sentis des larmes me monter aux yeux: l'ensemble était si parfait.
C'est alors qu'à ma grande surprise après avoir tant et tant regardé, scruté, observé, palpé, ausculté presque, sans rien remarquer jusque là, j'aperçus, dépassant à peine d'un angle du marbre, un petit morceau de papier sombre. Avec d'infinies précautions je soulevai un peu la plaque pour en extirper ce que j'avais d'abord pris pour un vulgaire morceau de papier. Il s'agissait en fait d'une photo en noir et blanc montrant un vieil homme en tenue de jardinier. Je reconnus tout de suite mon vendeur, sans doute à peine plus jeune: mêmes sabots aux pieds, même béret sur la tête, les épaules peut-être moins voûtées, veste de travail un peu élimée au col, ça ne pouvait être que lui! La pose était d'une touchante simplicité: assis sur un petit banc de pierre, le dos s'appuyant contre le mur de ce que je devinais être une étable ou une remise, il tenait sur ses genoux serrés une énorme citrouille. Il en était certainement fier, sinon pourquoi se faire faire ainsi le portrait? Et pourtant, regardant droit l'objectif, l'air grave, je le voyais taiseux, comme tout à l'heure à la brocante.
Machinalement, je retournai la photo et découvris presque effacée une inscription: «Mon Albert». Soudainement, toute une vie dans ces deux mots, la tendresse, la fierté d'une vieille femme pour son homme de toujours, une longue vie ensemble qui s'achève. Elle a dû partir avant lui et lui qui se sépare de ses souvenirs! Ce devait être son meuble à secrets, à elle, qui le tenait sans doute de ses aïeux. Peut-être n'avaient-ils pas eu de descendants à qui transmettre ce joyau, sans doute le seul qu'ils possédaient? J'éprouvais d'étranges sensations, mélange de cette intimité, de ce devoir de réserve et surtout comme si le destin m'avait confié la mission de faire encore traverser à ce meuble une nouvelle tranche d'éternité...
Quelques jours plus tard, mes vacances terminées, je rentrai à Dijon. Et c'est dans le journal local auquel je suis abonné pour ne pas perdre le fil de l'actualité de mon pays que j'appris la nouvelle de la disparition d'Albert ainsi rédigée: « C'est avec tristesse que nous apprenons le décès de monsieur Albert P., veuf et sans famille, mais autrefois bien connu dans le petit monde des jardiniers du canton. La commune organisera demain jeudi ses funérailles et prendra à sa charge les frais d'inhumation et de cérémonie en signe de reconnaissance pour tous les services qu'il a rendus autour de lui avec discrétion et humilité ». Hélas, à cause de mon travail, je ne pus me rendre à la cérémonie et j'essayai par la pensée d'y être présent.
Maintenant, lorsque je retourne au pays, immanquablement, je sacrifie à deux rituels: j'allume la lampe posée sur la petite commode et je me rends au cimetière du village voisin sur la tombe de monsieur Albert, avec l'étrange sentiment que ce n'est pas moi qui ai apprivoisé le meuble, mais que c'est l'inverse qui s'est produit.
Imprimer | Commenter | Articlé publié par François Boussereau le 10 Mai 24 |