Un vent mauvais.
Un vent mauvais soufflait sur ma ville depuis que le chef a dit : protégez vous du virus, restez chez vous. Dans un premier temps, personne n'y a cru et on continuait à vivre comme si rien ne s'était passé. Puis les policiers ont commencé à patrouiller dans les rues et les gens sont rentrés chez eux à contre cœur. On avait tout juste le droit de sortir trois fois par semaine pour acheter du pain et autres bricoles de première nécessité. Afin d'éviter la formation de queues, la nouvelle réglementation indiquait que les jours pairs, les autorisations de sortie concernaient les gens habitant un numéro pair, les jours impairs, les autres, et les boutiques étaient fermées les dimanches. Ainsi, les autorités évitaient que des files d'attente se forment. Il ne fallait pas parler soi disant à cause des postillons, mais beaucoup pensaient que c'était plutôt pour ne pas échanger des idées. Parce que les idées, selon les gens d'en haut, c'était encore plus dangereux que les postillons porteurs de virus, vu qu'elles sont aussi porteuses du poison de la pensée. Mais que voulez-vous, le pain était gratuit, alors à quoi bon rouspéter ?
Un vent mauvais soufflait sur ma ville. Un jour, pour plaisanter, après avoir reçu ma baguette, j'ai dit au boulanger : si ça se trouve, vous ne me verrez plus la prochaine fois ; on ne sait jamais, ajoutai-je avec un clin d’œil. Il m'a d'abord regardé avec un air triste, puis sembla terrorisé. Il fit un petit mouvement du menton. Deux policiers sont entrés dans la boutique, ont pris mon pain et m'ont emmené dans un fourgon stationné devant le magasin. Ils m'ont conduit au dépôt, comme ils disent. Là, il y avait d'autres gars mal rasés aux vêtements sales. Ça ne sentait pas bon à tous les sens du terme. Ils m'ont regardé d'un œil vide, comme blasés de voir arriver un nouveau. Quand les policiers sont repartis, leurs traits se sont immédiatement détendus. Les uns me montrèrent les caméras, les autres commencèrent à parler à voix basse entre eux. Je ne comprenais rien à ce qui m'était arrivé.
De temps en temps, la porte par laquelle j'étais entré s'ouvrait. Deux policiers poussaient sans ménagement un nouveau type et disparaissaient sans un mot. A chaque nouvelle arrivée, on se taisait, on prenait un même air triste. Puis les flics repartis, on reprenait nos conversations silencieuses. Je dis silencieuses parce que la plupart du temps, on communiquait par de simples mouvements du visage, des échanges de regard, des gestes discrets. Je compris assez rapidement cette sorte de langage qu’apparemment les caméras ne décelaient pas ou ne savaient pas interpréter.
Le soir, un garde nous conduisait toujours sans le moindre mot vers nos cellules où nous attendaient une gamelle de riz ou de pâtes nageant dans une sauce au goût indéfinissable, ni bonne, ni mauvaise, et un verre de vin. La première fois, j'eus un mouvement de dégoût et de révolte. Le lendemain, le verre de vin fut remplacé par un verre d'eau. J'ai bien compris le message et, quelques jours plus tard, j'eus de nouveau droit à mon verre de vin. En fait, j'apprenais vite les codes presque invisibles qui réglaient nos vies selon ce que nous avions fait, comment nous nous étions comportés dans la journée. Si on restait trop longtemps assis, le lendemain, c'était pas de sauce dans la gamelle ; trop longtemps debout, sauce sans rien d'autre ; parlé plus d'une minute dans la journée, juste un verre d'eau le soir, etc. Manifestement nous étions surveillés en permanence par les caméras, mais les surveillants n'avaient rien détecté de notre langage spécial.
Un jour, le ton de nos conversations a brusquement changé. Je ne sais lequel d'entre nous en a été à l'origine, car il m'a semblé que c'était un mouvement général. La porte s'ouvrit comme d'habitude pour laisser passer les deux gendarmes qui amenaient un nouveau ''déviant'', mais on s'est tous levés en même temps en se précipitant sur les policiers, en leur crachant dessus. Pris de panique, ils reculèrent et avant qu'ils aient eu le temps de se servir de leurs armes, tout le monde était dehors en hurlant <<sortez, braves gens, sortez de chez vous! Vous êtes tombés dans un piège! Il n'y a pas de virus! Ce n'est qu'un vaste mensonge pour mieux vous asservir!>>
Car en effet, personne parmi nous n'était malade, sauf du désir de liberté...
Des attroupements se formaient ici ou là devant les boutiques, des cris, des injures fusaient de toutes parts. On s'échangeait joyeusement des coups de poing. Arrivé devant la funeste boulangerie où je m'étais fait arrêté, je fus surpris de ne voir personne. J'entrai et appelai. Le boulanger arriva en claudiquant quelques instants plus tard, le visage tuméfié. <<Alors, on est fier de ce qu'on a fait?>> Il tremblait de tout son corps, de crainte sans doute que je remette le couvert. Il commença par dire <<Ils sont venus et m'ont prévenu. Tu fais ça et il ne t'arrivera rien. On a un oeil aussi sur ta femme et tes enfants... C'est tout ce qu'ils m'ont dit. C'est eux qui payaient le pain que je distribuais. Et puis vous êtes venu et avez essayé de parler. Vous étiez le premier de la journée à avoir osé. Quand j'ai vu les flics dehors qui entraient dans ma boutique, j'ai eu peur, mais c'était trop tard>>. Je tournai les talons en lui lançant <<Je vous laisse avec votre conscience. Et votre pain, je m'en fous: dorénavant, je le ferai moi-même>>.
De jour en jour, une sorte de chaos s'est installé dans différents quartiers. Des échauffourées entre habitants éclataient sans qu'on sache trop pourquoi, les forces de l'ordre intervenaient, étaient prises à partie par tout le monde et ça se terminait tard dans la nuit. Le dépôt fut vite plein, un autre fut créé, puis un troisième. Je ne me mêlais pourtant pas de tout cela, mais un jour, on vint me chercher.
Là s'arrêtent mes souvenirs de cette période. Ca me fait du bien d'écrire. Je suis dans une chambre blanche d'où je n'ai pas le droit de sortir. En revanche, j'ai le droit d'écrire. Tous les jours, je remplis deux ou trois feuillets. Le soir, l'infirmier me les prend et je recommence le lendemain. Un vent mauvais souffle encore sur ma ville je crois...
Un vent mauvais soufflait sur ma ville. Un jour, pour plaisanter, après avoir reçu ma baguette, j'ai dit au boulanger : si ça se trouve, vous ne me verrez plus la prochaine fois ; on ne sait jamais, ajoutai-je avec un clin d’œil. Il m'a d'abord regardé avec un air triste, puis sembla terrorisé. Il fit un petit mouvement du menton. Deux policiers sont entrés dans la boutique, ont pris mon pain et m'ont emmené dans un fourgon stationné devant le magasin. Ils m'ont conduit au dépôt, comme ils disent. Là, il y avait d'autres gars mal rasés aux vêtements sales. Ça ne sentait pas bon à tous les sens du terme. Ils m'ont regardé d'un œil vide, comme blasés de voir arriver un nouveau. Quand les policiers sont repartis, leurs traits se sont immédiatement détendus. Les uns me montrèrent les caméras, les autres commencèrent à parler à voix basse entre eux. Je ne comprenais rien à ce qui m'était arrivé.
De temps en temps, la porte par laquelle j'étais entré s'ouvrait. Deux policiers poussaient sans ménagement un nouveau type et disparaissaient sans un mot. A chaque nouvelle arrivée, on se taisait, on prenait un même air triste. Puis les flics repartis, on reprenait nos conversations silencieuses. Je dis silencieuses parce que la plupart du temps, on communiquait par de simples mouvements du visage, des échanges de regard, des gestes discrets. Je compris assez rapidement cette sorte de langage qu’apparemment les caméras ne décelaient pas ou ne savaient pas interpréter.
Le soir, un garde nous conduisait toujours sans le moindre mot vers nos cellules où nous attendaient une gamelle de riz ou de pâtes nageant dans une sauce au goût indéfinissable, ni bonne, ni mauvaise, et un verre de vin. La première fois, j'eus un mouvement de dégoût et de révolte. Le lendemain, le verre de vin fut remplacé par un verre d'eau. J'ai bien compris le message et, quelques jours plus tard, j'eus de nouveau droit à mon verre de vin. En fait, j'apprenais vite les codes presque invisibles qui réglaient nos vies selon ce que nous avions fait, comment nous nous étions comportés dans la journée. Si on restait trop longtemps assis, le lendemain, c'était pas de sauce dans la gamelle ; trop longtemps debout, sauce sans rien d'autre ; parlé plus d'une minute dans la journée, juste un verre d'eau le soir, etc. Manifestement nous étions surveillés en permanence par les caméras, mais les surveillants n'avaient rien détecté de notre langage spécial.
Un jour, le ton de nos conversations a brusquement changé. Je ne sais lequel d'entre nous en a été à l'origine, car il m'a semblé que c'était un mouvement général. La porte s'ouvrit comme d'habitude pour laisser passer les deux gendarmes qui amenaient un nouveau ''déviant'', mais on s'est tous levés en même temps en se précipitant sur les policiers, en leur crachant dessus. Pris de panique, ils reculèrent et avant qu'ils aient eu le temps de se servir de leurs armes, tout le monde était dehors en hurlant <<sortez, braves gens, sortez de chez vous! Vous êtes tombés dans un piège! Il n'y a pas de virus! Ce n'est qu'un vaste mensonge pour mieux vous asservir!>>
Car en effet, personne parmi nous n'était malade, sauf du désir de liberté...
Des attroupements se formaient ici ou là devant les boutiques, des cris, des injures fusaient de toutes parts. On s'échangeait joyeusement des coups de poing. Arrivé devant la funeste boulangerie où je m'étais fait arrêté, je fus surpris de ne voir personne. J'entrai et appelai. Le boulanger arriva en claudiquant quelques instants plus tard, le visage tuméfié. <<Alors, on est fier de ce qu'on a fait?>> Il tremblait de tout son corps, de crainte sans doute que je remette le couvert. Il commença par dire <<Ils sont venus et m'ont prévenu. Tu fais ça et il ne t'arrivera rien. On a un oeil aussi sur ta femme et tes enfants... C'est tout ce qu'ils m'ont dit. C'est eux qui payaient le pain que je distribuais. Et puis vous êtes venu et avez essayé de parler. Vous étiez le premier de la journée à avoir osé. Quand j'ai vu les flics dehors qui entraient dans ma boutique, j'ai eu peur, mais c'était trop tard>>. Je tournai les talons en lui lançant <<Je vous laisse avec votre conscience. Et votre pain, je m'en fous: dorénavant, je le ferai moi-même>>.
De jour en jour, une sorte de chaos s'est installé dans différents quartiers. Des échauffourées entre habitants éclataient sans qu'on sache trop pourquoi, les forces de l'ordre intervenaient, étaient prises à partie par tout le monde et ça se terminait tard dans la nuit. Le dépôt fut vite plein, un autre fut créé, puis un troisième. Je ne me mêlais pourtant pas de tout cela, mais un jour, on vint me chercher.
Là s'arrêtent mes souvenirs de cette période. Ca me fait du bien d'écrire. Je suis dans une chambre blanche d'où je n'ai pas le droit de sortir. En revanche, j'ai le droit d'écrire. Tous les jours, je remplis deux ou trois feuillets. Le soir, l'infirmier me les prend et je recommence le lendemain. Un vent mauvais souffle encore sur ma ville je crois...
Imprimer | Commenter | Articlé publié par François Boussereau le 17 Mai 20 |