Elle conduisait un peu nerveusement en se rendant à cette soirée qui ne l'enthousiasmait pas lorsque soudain une violente douleur au pied gauche lui arracha un cri perçant. Comme si une aiguille lui traversait le talon. Elle essaya de s'arrêter, mais la douleur était encore plus vive en appuyant sur la pédale de frein. « Je n'aurais pas dû mettre ces vieilles chaussures : c'est la dernière réparation qui n'a sans doute pas tenu » Elle parvint quand même à s'arrêter. Et en effet, une vis dans le talon de sa chaussure avait traversé la semelle et s'était plantée dans son talon à elle. Et puis elle se dit « tant pis, maintenant que je suis partie, je vais jusqu'au bout. J'irai pieds nus, ça fera sensation peut-être, mais personne ne soupçonnera qui je suis vraiment et tout le monde se dira : tiens, encore une bimbo qui veut se faire remarquer. Et finalement, ça m'arrange » Car n'en doutons pas, lorsqu'on est agent secret, tout est bon égarer les éventuels agents doubles. Elle se gara devant le palace et descendit de sa voiture en boitant un peu. Il y avait déjà pas mal d'invités et personne ne sembla faire attention à elle.
          La douleur n'avait pas disparu. La bimbo, après une ou deux coupes de champagne, commença à ressentir un vague vertige l'envahir par moments, comme par vagues successives jusqu'au moment où une plus forte que les autres la fit tanguer. Elle essaya de s'accrocher aux bras d'un fauteuil qui se trouvait là mais elle se rata et s'écroula par terre. Tout hommes d'affaires et politiciens qu'ils étaient et en grandes discussions, quelques uns la remarquèrent et s'approchèrent. « Bien roulée, mais elle ne tient pas l'alcool » se disait l'un ; « bon, je la soulève et je la mets sur le fauteuil ; au passage je la tripote un peu, pour voir si elle réagit » se dit un autre. Installée enfin sur le fauteuil, un troisième remarqua à quel point elle était livide, qu'elle était nu pieds et surtout que son pied gauche était tout bleu, presque noir. Il fit appeler les secours et heureusement, le centre antipoison n'était pas loin.
          Elle y resta le temps de la convalescence. Le traitement antipoison fut assez complexe à mettre en œuvre car la nature de la substance n'était pas du tout ordinaire voire inconnue dans nos contrées. Les recherches finirent par s'orienter vers des toxines contenues dans des plantes assez rares natives des pourtours nord de la forêt amazonienne. Autrement dit, se dit-elle, de Guyane Française. Lorsqu'elle apprit ce détail, elle se dit aussi que l'affaire n'allait pas s'arrêter de si tôt, et qu'elle allait sans doute voir arriver toutes sortes de gens pour lui poser toutes sortes de questions. Le plus urgent était de joindre son contact habituel pour qu'il la mette en sécurité le temps nécessaire. Le médecin qui s’occupait d'elle commençait à la dévisager d'un œil à la fois méfiant et interrogateur et c'est elle qui prit les devants en plantant son regard dans le sien : « la police n'a rien à voir là dedans et je sais ce que je dois faire moi-même. Mon patron réglera comme il convient la suite de mon dossier d'hospitalisation. » Il comprit ce que contenait ce message à la fois ferme et définitif, et qu'il n'avait pas affaire à une femme ordinaire. « Je ferai de mon mieux, soyez en certaine » Ils n'échangèrent même pas de poignée de main. Elle récupéra ses affaires personnelles à l'accueil du service et vérifia que, par chance, rien n'avait été fouillé. Et très étrange aussi, dans le sac en plastique qu'on lui tendait en plus de son sac à main, il y avait une paire d'escarpins neufs. Ils pensent vraiment à tout, se dit-elle en souriant.
          Dans le trajet en bus qui la ramenait chez elle, elle remarqua que la cordonnerie où elle avait fait réparer ses chaussures trois semaines plus tôt était en travaux. Le large calicot qui barrait la vitrine indiquait : prochainement, ouverture d'une agence de tourisme. Elle appela son contact : "ma voiture?" « c'est fait » « la cordonnerie ? » « on est au courant. Rendez vous où vous savez et ne traînez pas en route » « O.K., j'arrive ».
         Arrivée chez elle, elle regarda distraitement le courrier qui s'était accumulé dans sa boîte aux lettres durant son absence. Une enveloppe cependant l’intrigua. Sans adresse au verso, mais l'écriture lui semblant familière, elle eut la curiosité de la décacheter. Aux premiers mots, elle fut assaillie par une bouffée d'émotions dont depuis longtemps elle ne se savait plus capable.
          Voici :
           Ma chère Sophia,
 je sais que tu es très étonnée de me lire et qu'après tant d'années je reprenne contact avec toi. Je me suis effacé de ta vie pour te laisser réaliser tes projets. Il m'en a beaucoup coûté de rester à distance mais je savais que tu avais besoin de te sentir sans entraves. Je sais que tu as pris par moments beaucoup de risques. J'étais souvent inquiet de te savoir en danger et cependant je me suis gardé d'intervenir. Et puis, j'étais fier de ce que tu réalisais, de la place que tu avais prise dans les services français de renseignement. Mais là, quand j'ai appris ce qui t'était arrivé dernièrement, je n'ai pu résister à prendre la plume.
          J'ignore comment tu vas réagir à ce que je vais te dire: tu as toujours été si imprévisible! Il est temps maintenant que tu prennes du recul par rapport à ton activité, que tu considères les enjeux et la fragilité de ta vie. Ce qui se passe à Kourou est sans doute très important et nécessite beaucoup de vigilance. Toutes sortes de gens doivent rôder dans les parages avec des intentions pas toujours très pures.
          Mais en un mot, je crains pour ta vie.
Ton papa

          Elle, qui se sentait encore quelques instants auparavant d'un mental d'acier, commençait à vaciller dans ses certitudes. A bientôt quarante ans, elle réalisa à quel point son père l'avait laissée libre de mener sa vie mouvementée, mais aussi que cela avait été douloureux pour lui. Et elle qui pensait que ça lui était indifférent, que ça l'intéressait si peu qu'il ne cherchait même pas à prendre de ses nouvelles. Elle se vit à la croisée de deux chemins: "Soit je continue, je fonce à mon bureau pour me replonger dans mes dossiers, me mettre aussi à l'abri un certain temps, soit... Quoi?" Pour une fois, elle n'avait pas de réponse. "Je lève le pied, c'est ça?" L'image la fit sourire, puis elle repensa à son père: "Quel âge a-t-il maintenant? 70? Plus? Mince! C'est peut-être lui qui va avoir besoin de moi maintenant." Elle éprouva une telle soudaine lassitude. Elle s'allongea sur le canapé pour réfléchir et s'endormit profondément.
          La sonnerie de son téléphone la sortit brusquement de son sommeil. "Mince, deux heures déjà que je pionce! Allo?", "Alors", "Oui, c'est bon, à toute". Dans sa voiture, au feu, au coin de la rue, elle revit la boutique devenue "Agence de voyage, découvrez l'Amérique du Sud, l'Amazonie et ses mystères". Ca ne la fit pas rire du tout. Un homme sur le trottoir semblait la dévisager. Le feu passa au vert, elle démarra en trombe.