J'aime mon quartier. C'est un peu comme un village au coeur de la ville. Des rues en pente, des coursives, des escaliers, un terrain vague ici ou là, au détour d'une ruelle. Des herbes folles, deux ou trois buissons et c'est aussitôt la jungle pour les enfants. Combien d'apprentis Doisneau ne sont-ils pas passés un jour par là? Pensez donc: des gens poussant un vélo, un pigeon sur une carcasse de voiture abandonnée, des pavés arrondis et mal joints, des vieilles dames, canne à la main, et dans l'autre un panier d'où émerge une botte de poireaux ou la queue d'un poisson, des flaques d'eau où viennent boire les moineaux, tant de détails sont des mines, des trésors pour des yeux éveillés autant qu'émerveillés.
Dans ma rue, une boucherie, une boulangerie, une épicerie-café-bougnat-ferrailleur-mécano et un cordonnier: rien que ça! Tout ce petit monde commence la journée tôt et la finit tard. Les maisons, un ou deux étages pas plus, sont loin d'être neuves. Crépis craquelés, lézardes, volets bancales, fenêtres grinçantes, cheminées de guingois: tout y est, mais tout fonctionne. Et quand quelque chose ne fonctionne plus, on voit un homme prendre une échelle, grimper sur le toit, remettre deux ou trois tuiles en place, rafistoler un bout de gouttière et le tour est joué jusqu'à la prochaine fois...
Il n'y a pas de Môssieurs, mais des braves gens de tous âges qui, sans être riches ne sont pas pauvres pour autant. Et surtout ils savent vivre ensemble bon gré mal gré: un coup de main par-ci, une engueulade par-là. On pratique beaucoup le troc, chacun y allant de son savoir-faire et l'on peut ainsi vivre sans trop dépenser. Par exemple, pour payer mon loyer, je rends parfois de menus services à mon logeur
. Bien que travaillant dans une quincaillerie, je suis assez bricoleur et un jour je suis allé refaire les parquets chez lui: j'ai été tranquille pendant plusieurs mois; il n'abuse pas. Avec ce que je mets de côté petit à petit, j'ai pu m'acheter une voiture. Une 403 certes pas neuve, mais bien solide encore. Mon pote le bougnat m'avait dit avec un clin d'oeil: tu peux y aller, on verra bien qui de vous deux lâchera le premier. Depuis, quand je ne travaille pas, je fais le taxi pour mener l'un ou l'autre dans les quartiers des bourgeois quand le besoin le commande: pas de dentiste, médecin ni pharmacien par chez nous.
Parfois de sales types passent en voiture lentement, mais ne s'arrêtent pas car ils savent bien que leurs affaires louches ne se feront pas ici. Sauf qu'un jour quand même il y a eu du grabuge chez le bougnat avec les types qui tiennent le claque en bas de la butte. Ils l'attendaient derrière le portail en fer. Quand il est rentré de sa tournée de livraison, ils se sont jetés sur lui et ont voulu l'entraîner à l'arrière de ses tas de charbon. Petit mais costaud, il ne s'est pas laissé faire. Il en a à moitié assommé un, mais l'autre a sorti une lame et n'a réussi qu'à lui planter dans la chaussure. On était déjà là quand ils ont voulu déguerpir. On les a un peu malmenés. Ils ont réussi à s'enfuir quand même dans la voiture qui les attendait et ont tiré un coup de feu en l'air. Depuis, on a la visite de la police de temps en temps, mais il est rare qu'ils s'arrêtent. On ne fait rien de mal, mais on n'aime pas trop ces gens-là.
La semaine dernière, comme tous les mois, j'ai écrit à ma vieille tante qui habite dans le Morvan. Je lui donne régulièrement des mes nouvelles car elle n'a plus que moi comme famille. Je lui raconte la vie tranquille d'ici et elle, celle de là-bas. Elle est très fière que j'aie acheté une voiture et me demande maintenant d'aller la voir: ça fait si longtemps insiste-t-elle à chaque fois... Et en effet, ça fait longtemps. La dernière fois que je l'ai vue, c'était à Paris pour mon mariage. Depuis, rien. Il faut dire que mon mariage n'a pas duré longtemps: au bout de trois ans, ma femme si douce, si belle, si aimante a été emportée par une vilaine pneumonie. Sa famille ne m'a jamais apprécié (je n'étais qu'un vaurien à leurs yeux) au point qu'ils ne sont même pas venus, ni au mariage, ni à l'enterrement! J'ai cru que j'allais devenir fou. Mais je me suis accroché. Peu à peu, j'ai remonté la pente grâce à mes voisins qui ne m'ont jamais lâché, eux. C'est d'ailleurs l'un d'eux qui m'a trouvé du travail dans cette quincaillerie où je suis maintenant devenu chef de rayon. Et puis il faut bien dire aussi qu'il y a eu Josette qui habite un peu plus haut sur la butte. Veuve elle aussi. Au début, quand on se croisait, on se faisait un simple bonjour, un sourire. Puis, un jour de 1ier mai, elle s'est arrêtée devant moi et, toute rougissante, elle fouilla dans son sac à provisions et me tendit un brin de muguet. << Je l'avais acheté pour moi, mais comme je vous vois aujourd'hui, je vous le donne. >> Depuis bien sûr, on est allé un peu plus loin en amitié et parfois même en tendresse.
Mais tout ça, ma tante ne le sait pas. Par écrit, ce n'est pas facile et le téléphone ne vient pas jusqu'ici: les PTT trouvent qu'il n'y aurait pas assez d'abonnés dans le quartier et qu'une cabine publique suffit amplement. D'ailleurs, c'est bien la même chose pour elle dans son pays reculé: la modernité, c'est pas pour tout le monde en même temps.

Et puis voilà, la nouvelle est tombée, officielle, brutale. Ça faisait un moment que la rumeur circulait mais personne n'osait y croire: considéré comme insalubre par les autorités, le quartier va être rasé et reconstruit en logements sociaux. Mon propriétaire vient de m'envoyer une lettre recommandée avec un avis d'expulsion. Tout s'embrouille dans ma tête. Je vais chez le bougnat, pareil; chez Josette, pareil. On discute beaucoup au café. Tout le monde s'interroge. Demain, réunion publique à la mairie. <<On y va tous, on verra bien!>>

Et en effet, on y est tous allés. On a eu droit au bla-bla-bla ordinaire du maire en préambule, mais quand il a laissé la parole au promoteur, on est resté bouche-bée au début. On aurait droit à une prime exceptionnelle de relogement pendant la durée des travaux et ensuite on serait relogés en priorité pendant un an à moitié prix. Mais quand on a vu le montant des loyers définitifs, on s'est tous regardés, des cris ont fusé, certains ont fondu en larmes, des dos se sont affaissés. Moi, je serrais très fort le bras de Josette, à moins que ce soit elle qui ait commencé. On s'est regardés longuement sans rien dire: ce n'était pas la peine.

Le lendemain, j'écrivais une longue lettre à ma tante où je lui révélais tout. Sa réponse n'a pas traîné non plus. Elle me parlait de la maison qui était maintenant trop grande pour elle, disait qu'elle se faisait vraiment vieille, qu'elle avait besoin de mon aide, mais surtout que la quincaillerie du village, selon elle, serait bientôt à vendre car le patron était tombé malade et qu'il cherchait à la céder à tout prix. Brave Honorine, elle avait pensé à tout pour me faire revenir. J'en ai bien sûr parlé à Josette. Elle ne voulait pas voir son quartier démoli, mais elle ne voulait surtout pas que je m'en aille.
Alors sans réfléchir, je lui ai dit: << c'est simple, tu viens avec moi >>. Sa réponse fut aussi claire que ses yeux: << je n'attendais que ça... >>