Le poisson rouge. Version imprimable

On dit muet comme une carpe. Alors, pour les carpes, je ne sais pas: je n'ai jamais essayé de les faire parler. Mais figurez vous que l'autre jour, j'ai eu une drôle de surprise en observant mon poisson rouge.
Je le trouvais bizarre: d'habitude, il tourne en rond comme font tous les poissons rouges dans leur bocal. Or là, il fonçait tout droit sur la paroi de verre, s'arrêtait net avant de toucher l'obstacle, reculait et revenait à la charge dans ma direction. Pour voir si c'était du pur hasard, je me déplaçai d'un pas sur le côté mais rien n'y fit: il fonça de nouveau vers moi.
- Oh toi, mon coco, tu veux me dire quelque chose.
A mon grand étonnement, il me sembla le voir dire "oui". Enfin, c'est ce que j'ai interprété au mouvement de sa bouche.
- Tu t'ennuies?
- Oui.
- Tu as faim?
- Non.
- Ton eau est trop froide? trop chaude? trop sale?
- Non.
Plus je le questionnais, plus il semblait s'énerver. Puis, sous la forme d'une sorte de danse que je finis par comprendre, il me dit: je veux une compagne, partir en voyage; mon bocal est trop petit. Fais ça pour moi, s'il te plait!
J'étais abasourdi. J'allai à l'animalerie et revins avec un grand aquarium et un autre poisson en espérant que ce fut bien une femelle.
Après un temps d'observation, ils semblaient s'apprivoiser l'un l'autre.
Le lendemain il revint vers moi et me dit, mais avec des mots, ses mots à lui cette fois ci:
- Tu sais, nous, les poissons, on a trop peur des gens, alors on leur parle pas. Mais avec toi, c'est pas pareil: tu sais nous observer, je manque de rien, alors j'ai confiance.
Il sembla hésiter un instant, puis poursuivit:
- J'aimerais que tu nous emmènes au Japon. Mes ancêtres m'ont dit cette nuit que là-bas, on nous vénère. Je suis pas encore trop vieux et ma nouvelle amie a trop envie elle aussi...
J'étais estomaqué! Je ne fis ni une ni deux: j'entrepris d'organiser un long voyage en bateau (on ne sait jamais, si on coule, peut-être que eux survivront) jusqu'à Tokyo avec mes deux poissons.
Un mois plus tard, nous commencions notre pélerinage au Mont Fuji. Arrivé à pied d'oeuvre, j'aperçus un temple tout simple un peu en retrait du sentier. Très ému, je déposai mes poissons dans un bassin que je voyais là. Je leur fis un signe de paix de la main. Eux aussi semblaient très émus, tout tremblants de leurs nageoires. En coeur, ils me dirent:
- Tu peux repartir maintenant si tu veux. Tu as accompli une grande chose pour nous. Désormais, il t'arrivera rien de contraire.
De retour chez moi, je retournai à l'animalerie.
J'achetai une volière et un serin.

L'affaire Bourgeat. Version imprimable

Rappelons les faits et les circonstances.
Tout d'abord, Plongeac est une vieille cité médiévale au plein coeur du Massif Central. Perchée sur un piton basaltique, elle surplombe une petite limagne où serpente une jolie rivière dont les eaux très pures sont réputées pour abriter des espèces rares de poissons. Vers la fin des années 80, la commune s'est dotée d'une belle piscine ce qui était plutôt original à cette époque dans ces contrées un peu reculées. Fort appréciée cependant par les populations locales, un club sportif a rapidement vu le jour et a commencé à former de très bons nageurs. La notoriété du WSP (Water Sporting Plongeac) monta encore d'un cran le jour où Benjamin Bourgeat, natif d'un hameau de Plongeac, fit partie de la sélection représentant la France lors de compétitions internationales vers la fin des années 90.
Tant et si bien que, de succès en succès, le centre de formation demanda, en guise de reconnaissance, que la piscine municipale fût modernisée, agrandie et mise aux normes du moment afin de pouvoir accueillir des compétitions officielles. Mais au vu des maigres finances dont disposait la commune, ces travaux semblaient pharaoniques. L'honnête et dévoué monsieur Nestor Bourgeat alors maire de Plongeac et de surcroît oncle de la célébrité locale Benjamin, se sentait pris au piège entre sa fierté d'oncle, lui qui n'avait pas eu d'enfant, et sa probité vis à vis de ses administrés. Les uns le poussaient à se lancer dans ce grand chantier qui, à n'en pas douter, permettrait de porter haut la renommée de Plongeac, tandis que les autres ne voyaient que manigances, collusion et affaires de famille. Cela d'autant plus que Eugène, le père de Benjamin et par ailleurs président du syndicat des eaux du canton, briguait à la fois la mairie et le siège de député lors de futures élections. Et bien sûr, il ne jurait que par le projet de piscine olympique. Les deux frères, qui jadis s'entendaient comme larrons en foire, finirent par se brouiller.
Aux municipales qui suivirent, la liste "En avant Plongeac", conduite par Eugène dont le surnom "le requin" circulait depuis un moment, ne fut battue que de quelques voix. On recompta et, oh! l'horrible (ou divine selon le cas) surprise, le résultat final la donna vainqueure.
Les accusations plus ou moins fondées de fraude fusèrent de toutes parts. On en vint aux mains, des échauffourées éclatèrent, que la gendarmerie eut bien du mal à faire cesser.
Puis tout s'arrêta brutalement le jour où l'on apprit le décès de Nestor, noyé dans la piscine. L'enquête rondement menée conclut à un suicide.
C'est ainsi que le projet démesuré de piscine olympique en pleine campagne auvergnate ne vit jamais le jour et, pour ainsi dire, tomba à l'eau.

Nom d'un chien! Version imprimable

Mais qui est donc ce visiteur? Il est entré chez moi sans même frapper. Bon, d'accord, la porte d'entrée, qui donne aussi sur la cuisine, était grande ouverte. J'avais sorti un gâteau au chocolat du four: comme ça sentait bon! Puis j'avais lu un peu au salon en attendant qu'il refroidisse. Et maintenant, merde!!! Je ne vois plus le gâteau! Le pire, c'est que je l'avais fait tout exprès pour le chien du voisin qui n'arrête pas d'aboyer toute la journée. J'avais mis un peu de mort-aux-rats dans la pâte...
Sniff, il va falloir que j'aille voir le voisin pour éviter un malheur. Et si c'est pas le voisin? AÏe aïe aïe !!!
Heureusement, avec toute la neige tombée ces derniers jours, je vais pouvoir le suivre à la trace. Mais arrivé à la porte, ce n'est pas une, mais des dizaines de traces, dans tous les sens, comme si la personne avait cherché à m'embrouiller. Mais une attira mon attention: des miettes de gâteau accompagnaient les traces, comme l'avait fait il y a bien longtemps le Petit Poucet.
J'étais quand même très intrigué, surtout que j'avais l'impression qu'elle ne menaient nulle part. Mais je suivais, sûr que j'allais découvrir qui avait volé mon gâteau.Il faut vous dire que j'habite au fond d'un bois dans une sorte de grande clairière où il n'y a que deux maisons, et que les traces ne faisaient que m'éloigner de chez moi. Parfois je courais en espérant rattraper mon voleur, mais rien n'y faisait vraiment. D'après mon sens de l'orientation, j'avais surtout la désagréable impression de parcourir un grand cercle et, au vu des traces de gâteau, il ne devait pas en rester beaucoup entre les mains du type. Tant et si bien qu'au bout d'un moment, les miettes disparurent.
Et qu'au bout d'un autre moment, je me retrouvai devant la porte de chez mon voisin.
Il était assis sur son banc de pierre, son chien à ses pieds. Il fumait tranquillement sa pipe. Comment a-t-il pu?... Je pris mon air le plus sérieux: "Belle journée, n'est-il pas?" et lui, un drôle de sourire au coin des lèvres "Il est, en effet. Belle promenade dans la neige, n'est-il pas?..." Le chien continuait son roupillon. Je ne sus rien rajouter et rentrai chez moi, perplexe.
Plus tard, je ne sais pas, quelqu'un frappe à ma porte. Je me réveille en sursaut. Mince, j'ai donc rêvé que j'empoisonnais le chien du voisin? "Ah, c'est toi, voisin, qu'est-ce qui t'arrive? Je somnolais, j't'ai pas entendu arriver." "Ben... voilà... heu... t'aurais pas vu ou entendu mon chien, par hasard?" "Ben non, j'te dis: j'me r'posais. T'as vu des traces dans la neige?" "Ben non; mais dis donc, t'aurais pas un peu bu avant la sieste? On est en juillet: la neige..." "Ah oui, c'est que j'arrive pas à sortir de mon rêve. Mais bon, on va aller le chercher ton chien"
Et nous voilà partis tous les deux: l'un voulant récupérer son chien, l'autre espérant bien ne surtout pas le revoir. On fait des cercles concentriques autour de nos maisons; on repasse même à l'endroit où j'avais rêvé les traces de gâteau, mais il faut bien se rendre à l'évidence: le clébard a disparu. On continue nos recherches, de plus en plus loin de notre clairière. Les bruits de la grand-route se rapprochent. Lui me dit "Oh, ça sent pas bon, ça" "Oui, je crains le pire pour ton chien" je dis, faussement inquiet. Arrivés à l'aire de pique-nique, que ne voit-on pas? Une famille attablée faisant quatre heures et le chien faisant le beau!. "C'est à vous, c'clébs?" "Ben oui, on l'cherche, ça fait plus d'une heure maintenant. I'vous embête, hein?" "Oh non. Surtout le petit, il est aux anges, lui qui ne rêve que d'avoir un chien. D'ailleurs, il lui a donné tout son gâteau au chocolat: c'est dire!..."
On se regarde sans un mot sans doute, mais sûr qu'on ne pense pas la même chose.

Renseignements pris. Version imprimable

          Elle conduisait un peu nerveusement en se rendant à cette soirée qui ne l'enthousiasmait pas lorsque soudain une violente douleur au pied gauche lui arracha un cri perçant. Comme si une aiguille lui traversait le talon. Elle essaya de s'arrêter, mais la douleur était encore plus vive en appuyant sur la pédale de frein. « Je n'aurais pas dû mettre ces vieilles chaussures : c'est la dernière réparation qui n'a sans doute pas tenu » Elle parvint quand même à s'arrêter. Et en effet, une vis dans le talon de sa chaussure avait traversé la semelle et s'était plantée dans son talon à elle. Et puis elle se dit « tant pis, maintenant que je suis partie, je vais jusqu'au bout. J'irai pieds nus, ça fera sensation peut-être, mais personne ne soupçonnera qui je suis vraiment et tout le monde se dira : tiens, encore une bimbo qui veut se faire remarquer. Et finalement, ça m'arrange » Car n'en doutons pas, lorsqu'on est agent secret, tout est bon égarer les éventuels agents doubles. Elle se gara devant le palace et descendit de sa voiture en boitant un peu. Il y avait déjà pas mal d'invités et personne ne sembla faire attention à elle.
          La douleur n'avait pas disparu. La bimbo, après une ou deux coupes de champagne, commença à ressentir un vague vertige l'envahir par moments, comme par vagues successives jusqu'au moment où une plus forte que les autres la fit tanguer. Elle essaya de s'accrocher aux bras d'un fauteuil qui se trouvait là mais elle se rata et s'écroula par terre. Tout hommes d'affaires et politiciens qu'ils étaient et en grandes discussions, quelques uns la remarquèrent et s'approchèrent. « Bien roulée, mais elle ne tient pas l'alcool » se disait l'un ; « bon, je la soulève et je la mets sur le fauteuil ; au passage je la tripote un peu, pour voir si elle réagit » se dit un autre. Installée enfin sur le fauteuil, un troisième remarqua à quel point elle était livide, qu'elle était nu pieds et surtout que son pied gauche était tout bleu, presque noir. Il fit appeler les secours et heureusement, le centre antipoison n'était pas loin.
          Elle y resta le temps de la convalescence. Le traitement antipoison fut assez complexe à mettre en œuvre car la nature de la substance n'était pas du tout ordinaire voire inconnue dans nos contrées. Les recherches finirent par s'orienter vers des toxines contenues dans des plantes assez rares natives des pourtours nord de la forêt amazonienne. Autrement dit, se dit-elle, de Guyane Française. Lorsqu'elle apprit ce détail, elle se dit aussi que l'affaire n'allait pas s'arrêter de si tôt, et qu'elle allait sans doute voir arriver toutes sortes de gens pour lui poser toutes sortes de questions. Le plus urgent était de joindre son contact habituel pour qu'il la mette en sécurité le temps nécessaire. Le médecin qui s’occupait d'elle commençait à la dévisager d'un œil à la fois méfiant et interrogateur et c'est elle qui prit les devants en plantant son regard dans le sien : « la police n'a rien à voir là dedans et je sais ce que je dois faire moi-même. Mon patron réglera comme il convient la suite de mon dossier d'hospitalisation. » Il comprit ce que contenait ce message à la fois ferme et définitif, et qu'il n'avait pas affaire à une femme ordinaire. « Je ferai de mon mieux, soyez en certaine » Ils n'échangèrent même pas de poignée de main. Elle récupéra ses affaires personnelles à l'accueil du service et vérifia que, par chance, rien n'avait été fouillé. Et très étrange aussi, dans le sac en plastique qu'on lui tendait en plus de son sac à main, il y avait une paire d'escarpins neufs. Ils pensent vraiment à tout, se dit-elle en souriant.
          Dans le trajet en bus qui la ramenait chez elle, elle remarqua que la cordonnerie où elle avait fait réparer ses chaussures trois semaines plus tôt était en travaux. Le large calicot qui barrait la vitrine indiquait : prochainement, ouverture d'une agence de tourisme. Elle appela son contact : "ma voiture?" « c'est fait » « la cordonnerie ? » « on est au courant. Rendez vous où vous savez et ne traînez pas en route » « O.K., j'arrive ».
         Arrivée chez elle, elle regarda distraitement le courrier qui s'était accumulé dans sa boîte aux lettres durant son absence. Une enveloppe cependant l’intrigua. Sans adresse au verso, mais l'écriture lui semblant familière, elle eut la curiosité de la décacheter. Aux premiers mots, elle fut assaillie par une bouffée d'émotions dont depuis longtemps elle ne se savait plus capable.
          Voici :
           Ma chère Sophia,
 je sais que tu es très étonnée de me lire et qu'après tant d'années je reprenne contact avec toi. Je me suis effacé de ta vie pour te laisser réaliser tes projets. Il m'en a beaucoup coûté de rester à distance mais je savais que tu avais besoin de te sentir sans entraves. Je sais que tu as pris par moments beaucoup de risques. J'étais souvent inquiet de te savoir en danger et cependant je me suis gardé d'intervenir. Et puis, j'étais fier de ce que tu réalisais, de la place que tu avais prise dans les services français de renseignement. Mais là, quand j'ai appris ce qui t'était arrivé dernièrement, je n'ai pu résister à prendre la plume.
          J'ignore comment tu vas réagir à ce que je vais te dire: tu as toujours été si imprévisible! Il est temps maintenant que tu prennes du recul par rapport à ton activité, que tu considères les enjeux et la fragilité de ta vie. Ce qui se passe à Kourou est sans doute très important et nécessite beaucoup de vigilance. Toutes sortes de gens doivent rôder dans les parages avec des intentions pas toujours très pures.
          Mais en un mot, je crains pour ta vie.
Ton papa

          Elle, qui se sentait encore quelques instants auparavant d'un mental d'acier, commençait à vaciller dans ses certitudes. A bientôt quarante ans, elle réalisa à quel point son père l'avait laissée libre de mener sa vie mouvementée, mais aussi que cela avait été douloureux pour lui. Et elle qui pensait que ça lui était indifférent, que ça l'intéressait si peu qu'il ne cherchait même pas à prendre de ses nouvelles. Elle se vit à la croisée de deux chemins: "Soit je continue, je fonce à mon bureau pour me replonger dans mes dossiers, me mettre aussi à l'abri un certain temps, soit... Quoi?" Pour une fois, elle n'avait pas de réponse. "Je lève le pied, c'est ça?" L'image la fit sourire, puis elle repensa à son père: "Quel âge a-t-il maintenant? 70? Plus? Mince! C'est peut-être lui qui va avoir besoin de moi maintenant." Elle éprouva une telle soudaine lassitude. Elle s'allongea sur le canapé pour réfléchir et s'endormit profondément.
          La sonnerie de son téléphone la sortit brusquement de son sommeil. "Mince, deux heures déjà que je pionce! Allo?", "Alors", "Oui, c'est bon, à toute". Dans sa voiture, au feu, au coin de la rue, elle revit la boutique devenue "Agence de voyage, découvrez l'Amérique du Sud, l'Amazonie et ses mystères". Ca ne la fit pas rire du tout. Un homme sur le trottoir semblait la dévisager. Le feu passa au vert, elle démarra en trombe.

Scène de la vie de famille. Version imprimable

Au fond du salon, dans l'angle le plus sombre, un poste de télévision éteint. C'est déjà moche quand c'est allumé, mais éteint, c'est lugubre. Il faut dire aussi que c'est un vieux poste, et que le ménage n'est plus fait souvent. Le tube bombé, terne et vaguement verdâtre est recouvert d'une fine couche de poussière grasse. Que se passerait-il si on l'allumait? Un petit grésillement sans doute comme faisaient tous les tubes cathodiques, mais peut-être aussi au bout de quelques instants, une odeur de moisi qui chauffe, une petite étincelle, puis rien. Le monde de dehors refuse de s'inviter dans un tel décor. Le monde de dehors n'accepte plus que les écrans plats, le high-tech dernier cri qui sera démodé demain. Mais ici, le temps est resté figé.
Dans l'angle opposé, un fauteuil. Les accoudoirs autant que l'assise sont lustrés d'avoir accueilli si longtemps les fatigues du maître des lieux. L'espace entre le fauteuil et le poste de télé est occupé par un tapis râpé. Neuf, il fut bordeaux, mais, par endroits et à force de tant de passages, il laisse paraître la chaîne de corde grossière. Posée sur ce tapis, une petite table basse recouverte d'un napperon au crochet. Un vase vide trône au milieu, et tout à côté, un cadre en argent ciselé montre le portrait jauni d'une jeune femme au large sourire portant dans ses bras une gerbe de fleurs des champs.
Dans la pièce attenante, à voix basses, les héritiers...

Chambre 215 Version imprimable

 DIMANCHE, 18h30.

     - S'il vous plaît, Madame, vous voudrez bien arrêter le ventilateur? Le soir tombe et les nuits sont encore fraîches.
     - Bien sûr, Monsieur, je ne suis pas là uniquement pour les soins. Si je peux aussi aider au confort des patients...

      La journée s'achève dans une demi somnolence : il n'y a rien à faire dans cette chambre, sinon se tourner et retourner sur le lit en prenant garde de ne pas emmêler les perfusions. Ce matin, j'étais aux Urgences et maintenant, je passe le temps à regarder s'écouler les goutte-à-gouttes, comme on ferait avec un sablier. Lorsqu'un flacon est vide, une infirmière vient le remplacer. Je ne sais alors si le temps est infini ou s'il est immobile, toujours le même ; horloge arrêtée, ressort cassé qu'on essaye vainement de relancer. Sisyphe...

     - Je vous mets un antalgique.

Oui, c'est cela : éviter la douleur, éviter qu'elle reprenne le dessus et envahisse tout. Je pense à la mer, aux flots implacables et aux digues que les hommes dressent face à leurs assauts aveugles. Pourvu que celles-ci tiennent ! Le corps et l'esprit semblent si fragiles lorsque la douleur redouble.

MARDI, 8h45.

     - Courage, Monsieur, nous allons bientôt vous préparer.

     Ah, enfin ! Le temps va s'accélérer. Et un peu plus tard en effet, sur mon lit à roulettes, je vois défiler le plafond, les lumières blafardes. L'hôpital est un long labyrinthe. Le chariot ralentit, un dernier virage, un dernier sas et s'arrête.

     - Respirez profondément, Monsieur.

     Juste le temps de regarder une horloge au mur : il est 11 heures... Il est 15 heures. Je me réveille. Le boyau qui ramène à la chambre semble plus court qu'à l'aller. La douleur, une autre, se réveille elle aussi, sous les pansements. Le ballet des infirmières ne faiblit pas. Seringues, flacons, tension, pouls, surveillance rapprochée. Somnolence encore, entrecoupée d'élancements fulgurants. Le corps déchiré, meurtri, lutte et, dans cette première nuit blanche, cherche le repos et la guérison. Au petit jour, espoir et déception mêlés.

     - Tout va bien, Monsieur ?

     Un geste, une parole font plus que les drogues : ils apaisent l'âme et la douleur devient supportable. Aller à l'hôpital, c'est confier sa vie aux autres pour qu'ils la réparent. C'est aussi affronter des orages de douleur. La convalescence, c'est se réapproprier le cours de sa vie. Les gestes du quotidien sont très inconfortables et demandent aide. Mais peu à peu, les rouages se dégrippent, les automatismes se remettent en place. Il y a quelque chose de l'enfance dans ce réveil : d'abord s'abandonner dans les bras accueillants maternels, pour finalement (ré)apprendre à s'en écarter, s'en détacher.

SAMEDI, 6h30.

     Voici une semaine que je suis immobilisé ici. Tout au long de mon séjour, il aura fait beau dehors et ce matin ne déroge pas. Bientôt, on débranchera ma perfusion. Quel soulagement de pouvoir enfin bouger, libre des deux mains, se déplacer sans avoir à se demander si la perche va pouvoir passer, vérifier que les tuyaux ne s'enroulent pas autour du mât, réduisant d'autant mon autonomie de mouvement. Dernier cordon ombilical me reliant à l'hôpital.

Remettre ses vêtements de ville.
Je ne serai plus le monsieur de la 215.

     J'ai parlé de flots, d'orages, du temps, de l'infini, de l'enfance, de l'espoir. Une semaine d'hôpital, c'est un peu la métaphore d'une traversée d'océan avec ses tumultes et ses apaisements. Une vie...

Au café du musée. Version imprimable

     Le café du musée: voilà un drôle d'endroit pour rêvasser! Pourtant, c'est bien là, au milieu des livres, cartes postales et autres objets de la boutique du musée que j'ai choisi de passer un moment avant de ressortir. Dehors, le temps menace. 
     Quelques tables vides encore encombrées des menus reliefs laissés par les précédents consommateurs, une banquette aux coussins malmenés, et au dessus de ce petit désordre non dénué de charme, une large baie vitrée qui donne à gauche sur une lourde bâtisse au crépi jaune et aux volets verts. Un peu plus loin, le toit en ardoise d'une maison basse en pierres du pays à la solide cheminée de briques rouges surmontée d'un chapeau plat. A droite, et complétant le panorama, de grands arbres au port légèrement retombant agités par des bourrasques. Des bouleaux sans doute. Deux d'entre eux encadrent un frêne, plus petit, qui laisse paraître une frange de ciel. Le ciel est chargé aujourd'hui. Un imposant nuage bourgeonnant où culminent des Everest d'une blancheur éclatante. Au sommet de l'un d'eux se développe une sorte de boursouflure qui fait penser à un improbable champignon.
     Au moment où j'écris ces lignes, une buse plane devant ces blancheurs mouvantes. Se prendrait-elle pour le chef d'orchestre de cette symphonie orageuse?
     De larges gouttes claquent sur les vitres. Un filet d'air, venu d'une porte mal fermée sans doute, apporte de suaves effluves de terre mouillée. Une douce torpeur m'envahit.

Un vent mauvais. Version imprimable

       Un vent mauvais soufflait sur ma ville depuis que le chef a dit : protégez vous du virus, restez chez vous. Dans un premier temps, personne n'y a cru et on continuait à vivre comme si rien ne s'était passé. Puis les policiers ont commencé à patrouiller dans les rues et les gens sont rentrés chez eux à contre cœur. On avait tout juste le droit de sortir trois fois par semaine pour acheter du pain et autres bricoles de première nécessité. Afin d'éviter la formation de queues, la nouvelle réglementation indiquait que les jours pairs, les autorisations de sortie concernaient les gens habitant un numéro pair, les jours impairs, les autres, et les boutiques étaient fermées les dimanches. Ainsi, les autorités évitaient que des files d'attente se forment. Il ne fallait pas parler soi disant à cause des postillons, mais beaucoup pensaient que c'était plutôt pour ne pas échanger des idées. Parce que les idées, selon les gens d'en haut, c'était encore plus dangereux que les postillons porteurs de virus, vu qu'elles sont aussi porteuses du poison de la pensée. Mais que voulez-vous, le pain était gratuit, alors à quoi bon rouspéter ?

        Un vent mauvais soufflait sur ma ville. Un jour, pour plaisanter, après avoir reçu ma baguette, j'ai dit au boulanger : si ça se trouve, vous ne me verrez plus la prochaine fois ; on ne sait jamais, ajoutai-je avec un clin d’œil. Il m'a d'abord regardé avec un air triste, puis sembla terrorisé. Il fit un petit mouvement du menton. Deux policiers sont entrés dans la boutique, ont pris mon pain et m'ont emmené dans un fourgon stationné devant le magasin. Ils m'ont conduit au dépôt, comme ils disent. Là, il y avait d'autres gars mal rasés aux vêtements sales. Ça ne sentait pas bon à tous les sens du terme. Ils m'ont regardé d'un œil vide, comme blasés de voir arriver un nouveau. Quand les policiers sont repartis, leurs traits se sont immédiatement détendus. Les uns me montrèrent les caméras, les autres commencèrent à parler à voix basse entre eux. Je ne comprenais rien à ce qui m'était arrivé.

        De temps en temps, la porte par laquelle j'étais entré s'ouvrait. Deux policiers poussaient sans ménagement un nouveau type et disparaissaient sans un mot. A chaque nouvelle arrivée, on se taisait, on prenait un même air triste. Puis les flics repartis, on reprenait nos conversations silencieuses. Je dis silencieuses parce que la plupart du temps, on communiquait par de simples mouvements du visage, des échanges de regard, des gestes discrets. Je compris assez rapidement cette sorte de langage qu’apparemment les caméras ne décelaient pas ou ne savaient pas interpréter.

        Le soir, un garde nous conduisait toujours sans le moindre mot vers nos cellules où nous attendaient une gamelle de riz ou de pâtes nageant dans une sauce au goût indéfinissable, ni bonne, ni mauvaise, et un verre de vin. La première fois, j'eus un mouvement de dégoût et de révolte. Le lendemain, le verre de vin fut remplacé par un verre d'eau. J'ai bien compris le message et, quelques jours plus tard, j'eus de nouveau droit à mon verre de vin. En fait, j'apprenais vite les codes presque invisibles qui réglaient nos vies selon ce que nous avions fait, comment nous nous étions comportés dans la journée. Si on restait trop longtemps assis, le lendemain, c'était pas de sauce dans la gamelle ; trop longtemps debout, sauce sans rien d'autre ; parlé plus d'une minute dans la journée, juste un verre d'eau le soir, etc. Manifestement nous étions surveillés en permanence par les caméras, mais les surveillants n'avaient rien détecté de notre langage spécial.

       Un jour, le ton de nos conversations a brusquement changé. Je ne sais lequel d'entre nous en a été à l'origine, car il m'a semblé que c'était un mouvement général. La porte s'ouvrit comme d'habitude pour laisser passer les deux gendarmes qui amenaient un nouveau ''déviant'', mais on s'est tous levés en même temps en se précipitant sur les policiers, en leur crachant dessus. Pris de panique, ils reculèrent et avant qu'ils aient eu le temps de se servir de leurs armes, tout le monde était dehors en hurlant <<sortez, braves gens, sortez de chez vous! Vous êtes tombés dans un piège! Il n'y a pas de virus! Ce n'est qu'un vaste mensonge pour mieux vous asservir!>>

       Car en effet, personne parmi nous n'était malade, sauf du désir de liberté...

     Des attroupements se formaient ici ou là devant les boutiques, des cris, des injures fusaient de toutes parts. On s'échangeait joyeusement des coups de poing. Arrivé devant la funeste boulangerie où je m'étais fait arrêté, je fus surpris de ne voir personne. J'entrai et appelai. Le boulanger arriva en claudiquant quelques instants plus tard, le visage tuméfié. <<Alors, on est fier de ce qu'on a fait?>> Il tremblait de tout son corps, de crainte sans doute que je remette le couvert. Il commença par dire <<Ils sont venus et m'ont prévenu. Tu fais ça et il ne t'arrivera rien. On a un oeil aussi sur ta femme et tes enfants... C'est tout ce qu'ils m'ont dit. C'est eux qui payaient le pain que je distribuais. Et puis vous êtes venu et avez essayé de parler. Vous étiez le premier de la journée à avoir osé. Quand j'ai vu les flics dehors qui entraient dans ma boutique, j'ai eu peur, mais c'était trop tard>>. Je tournai les talons en lui lançant <<Je vous laisse avec votre conscience. Et votre pain, je m'en fous: dorénavant, je le ferai moi-même>>.

     De jour en jour, une sorte de chaos s'est installé dans différents quartiers. Des échauffourées entre habitants éclataient sans qu'on sache trop pourquoi, les forces de l'ordre intervenaient, étaient prises à partie par tout le monde et ça se terminait tard dans la nuit. Le dépôt fut vite plein, un autre fut créé, puis un troisième. Je ne me mêlais pourtant pas de tout cela, mais un jour, on vint me chercher.

     Là s'arrêtent mes souvenirs de cette période. Ca me fait du bien d'écrire. Je suis dans une chambre blanche d'où je n'ai pas le droit de sortir. En revanche, j'ai le droit d'écrire. Tous les jours, je remplis deux ou trois feuillets. Le soir, l'infirmier me les prend et je recommence le lendemain. Un vent mauvais souffle encore sur ma ville je crois...