À l’angle de ma rue et du boulevard, à quelques pas de chez moi se trouve une petite imprimerie que j’ai tenue pendant une quinzaine d’années. Mon futur beau-père était patron quand j’y suis entré comme ouvrier, puis j’ai épousé sa fille qui était secrétaire-comptable. L’affaire était prospère et quand lui est décédé, nous avons pris sa suite. À l’époque, une imprimerie de quartier,  c'était un commerce comme un autre: celui du quotidien. Enfin, presque: on y voyait passer un condensé de vie avec tous ces faire-part de naissance, de baptême, de mariage, de décès, les grands anniversaires, les cartes de visite et quelques affiches annonçant les réjouissance des alentours. La clientèle était variée, l’ambiance bon-enfant. À l’apogée de l’entreprise, nous avons compté jusqu’à quatre employés. C’était l’époque du plomb et de la typo. En fin de semaine, on se retrouvait tous au café d’en face.

         Mais peu à peu, quelque chose s’est grippé dans les relations, le climat est devenu moins serein, car chacun dans sa tête sentait que l’ère de la typo allait toucher à sa fin, l’offset se généralisant devenait accessible aux entreprises de petite taille et qu’il faudrait bien un jour ou l’autre se reconvertir ou partir. Et puis mon épouse est morte en six mois d’un sale truc après une fausse-couche. Il a fallu trouver quelqu’un et j’ai embauché une jeune femme toute fraîche sortie d’une école de comptabilité. Un des ouvriers s’est mis à lui tourner autour comme je l’avais fait dix ans avant avec ma femme. Je regardais ça d'un air plutôt amusé Mais au bout de deux ans, les affaires se sont soudainement dégradées et j’ai eu le pressentiment que ça tournerait mal. Et en effet, le fisc est venu faire des contrôles et là, j’ai vu l’ampleur de la catastrophe: détournements de caisse, fausses factures et toute la panoplie des comptes non sincères. J’ai dû licencier, brader la boîte pour une bouchée de pain, vendre mon appartement.

         J’ai pu alors acheter un petit studio sous les combles et me suis fait embaucher par mon repreneur jusqu’à ma retraite.         L’imprimerie, qui depuis a dû prendre le virage obligé de la modernité, n’est plus maintenant qu’une vitrine avec quelques ordinateurs, une secrétaire, une graphiste et un commercial. Les travaux sont réalisés dans un atelier-hangar en périphérie de la ville. Il paraît que c’est mieux ainsi…

         Après tous ces soubresauts dans mon passé, j'aspire à une vie paisible.

 

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         Je regarde la pluie tomber sur les toits gris de ma ville. Ils sont luisants, glissants sans doute et, bien sûr, il n’y a pas un chat. Quelques pigeons seulement, dont les pattes font un petit bruit sec (lui!) lorsqu’ils se déplacent. C’est une pluie douce comme un soupir. Le soir peu à peu gagne et engloutit l’horizon. Ça et là des lumières aux fenêtres qui s’allument et qui s’éteignent. On vit.

         Dans mon quartier, les maisons ne sont ni très hautes ni toutes pareilles, si bien que j’ai l’impression d’habiter dans un village. Les gens déménagent peu et se connaissent. Parfois on met des géraniums au balcon ou on fait pousser du persil et de la ciboulette. Dans une cour, un peu plus loin, on voit  un arbre qui dépasse les maisons, mais sinon, la seule forêt que j’aperçoive est celle des antennes de télévision. Plus loin, on entend le grondement continu de la ville et du boulevard, en bruit de fond.

         J’aime à rester accoudé de longs moments à ma fenêtre. Pourtant, l’exercice n’est pas des plus confortables, car en fait de fenêtre, il s’agit plutôt d’une large lucarne et pour y accéder, je dois déplacer mon lit et monter sur un escabeau.

         Mais quand on aime…

 

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         Ce n’est pas parce qu’on se connaît qu’on s’apprécie forcément! La preuve.

         Dans mon immeuble, il n’y a pas de concierge en titre, mais une pauvre femme,  Madame Josette, qui vit seule avec ses chats. Moyennant arrangement avec le propriétaire et la municipalité, elle habite une petite loge comme on disait autrefois et ne s’occupe que de sortir les poubelles juste avant le passage des éboueurs et de les rentrer juste après. Le vacarme que cela provoque tous les matins me tient lieu de réveil. Cette loge bien entendu donne sur un petit couloir pavé (d’où le bruit…) qui mène à une courette où se trouve l’entrée des deux escaliers desservant les étages des deux bâtiments se faisant face.  Endroit on ne peut plus privilégié pour observer les allées et venues des uns et des autres. Le fond est un haut mur borgne la séparant d'une autre cour. Curieuse comme une pie et bavarde comme pas deux, elle sait tout sur tout ce qui se passe dans la rue et dans les immeubles. Plusieurs fois on l’a surprise à vouloir regarder dans les boîtes aux lettres, si bien que plusieurs d’entre nous avons installé de nouvelles boîtes soi-disant inviolables. Mal nous en a pris, car par la suite, on a retrouvé dedans parfois des crottes de pigeon, une musaraigne crevée que les chats ne mangent pas et autres feuilles de salade pourries. Alors maintenant, pour ma part, un simple bonjour-bonsoir me suffit amplement, car si j’ai le malheur d’en dire un peu plus, je dois me farcir ses longs monologues sur les catastrophes de la vie: son pauvre mari, honnête et tout, mort il y a vingt ans écrasé par un autobus le soir de la paye (les mauvaises langues osent dire qu’il avait tout bu!), ses chats qui lui donnent tant de soucis qu’il faut tout le temps leur courir après, les tarifs du gaz qui n’en finissent pas de grimper (elle ne paye pas l’eau), le voisin d’en face qui fait hurler sa radio à toute heure du jour et de la nuit (pour ma part, je n’ai jamais rien entendu de la sorte…) et j’en passe. Bref, heureusement, tout le monde n’est pas comme ça…

         Je suis seul à habiter l’étage. Les deux autres portes ouvrent sur des greniers que les autres occupants de l’immeuble n’utilisent pas. J’ai d’ailleurs le lointain projet de les acheter un jour pour agrandir mes 25 m2. L'étage en dessous de chez moi aussi est vide. Le vieux couple qui y vivait est parti il y a quelques années en maison de retraite, à cause des escaliers bien sûr. Lui est mort peu après et elle a beaucoup de mal à supporter cette situation. Je vais la voir de temps en temps, comme ça, pour lui faire plaisir. À cet âge-là, les visites, ça compte. Elle me raconte un peu sa nouvelle vie et beaucoup son ancienne. Je lui amène des fleurs, du chocolat, des petits gâteaux. On joue un moment aux cartes, j’arrive parfois à la faire rire. Ces dans ces moments-là que je la sens revivre, ses petits yeux gris-bleu pétillent; puis tout retombe… Un jour, si j’ai le courage, je lui parlerai du grenier. Ce petit apport l’aiderait sans doute à payer son hébergement.

         Le premier étage, en revanche, est tout vivant: ce sont des jeunes bien sympathiques qui ont acheté. Quand ils se sont installés, mariés de peu, ils étaient fous de joie et ils trouvaient même leur nouvel appartement trop grand. Mais maintenant qu’ils ont deux enfants, ils commencent à le trouver trop petit. Ils ne rêvent que d’une chose: acquérir le rez-de-chaussée qui certes n’est pas très spacieux, mais une fois transformé en duplex, ça leur ferait un petit palace. Ils aiment ce quartier, eux aussi, ils s’y sentent bien et n’ont nullement envie d'en partir. Le groupe scolaire est deux rues plus loin. Lui, Jacky, travaille comme mécano au dépôt de bus à dix minutes à vélo et elle, Valentine, est serveuse du matin jusqu’à la mi-journée au café-restaurant juste en face de l’imprimerie. C’est bête, mais quand je pense à eux, ça me donne du courage pour vivre. On s’invite de temps à autre pour l’apéritif et c’est toujours aussi agréable, même au bout de cinq ans. Parfois je me mets à penser aux enfants que je n’ai pas eus et la confusion s’installe dans mon esprit. Et ça fait mal. Alors, je dois me raisonner très fort pour ne pas tomber dans le miroir de mes illusions.

         Au rez-de-chaussée, c’est tout petit à cause de l’emprise du local à poubelles et du garage collectif où l’on met les vélos, les poussettes et le matériel pour l’entretien de la cour et des escaliers. La partie qui reste habitable est guère plus grande que la loge de la concierge et est occupée par un gars d’un certain âge, un peu sauvage, un peu ivrogne, un peu pas net. On ne sait rien de lui, à part qu’avant il était propriétaire de tout l’immeuble et qu’il a dû tout vendre petit à petit, sauf la loge. Lente descente aux enfers, ponctuée de cures de désintoxication, courts séjours en prison et même en hôpital psychiatrique.

         On évite de s’attarder dans la cour et les enfants n’y vont jamais jouer seuls.

 

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         Un jour, alors que j’allais m’installer à mon observatoire, j’ai entendu jouer du piano. Au début, j’ai cru que quelqu’un avait mis de la musique un peu fort et qu’une fenêtre était ouverte. Or, on était à la fin du printemps et elles étaient toutes ouvertes. D’habitude, la cour est des plus calmes, voire silencieuse. Hormis le roucoulement des pigeons et le miaulement des chats de la concierge, cela va de soi. La grande question était donc: de laquelle cela pouvait-il bien venir? Puis je me suis souvenu que quelques temps avant il y avait eu du remue-ménage dans le bâtiment d’en face un jour où je partais rendre visite à ma vieille voisine. En rentrant le soir, tout était redevenu tranquille. Emménagement, sans doute, dans cet appartement au premier étage laissé vacant depuis si longtemps? Oui, ce que j’entendais ne pouvait venir que de là.

         La musique était belle et fluide, pleine d’inflexions et de respiration. Je suis un peu mélomane, mais je ne reconnaissais pas le morceau: doux comme du Schubert, vif comme du Chopin. Je fermais les yeux comme pour mieux retenir l’instant. Au bout d’un assez long moment, la musique s’est tue. J’attendis un peu la suite. Alors, comme elle ne venait pas, je ne sais ce qui m’a pris: j’ai applaudi très fort en m’écriant bravo! Une femme en robe longue est apparue à la fenêtre et moi, je me suis caché, tout en honte. Puis je suis revenu voir: elle n’était plus là et avait refermé sa fenêtre.

         Dans les jours qui ont suivi, nous nous sommes croisés deux ou trois fois et avons beaucoup ri de cette première rencontre. Mais depuis quelques semaines, plus rien. Le piano est muet, la fenêtre fermée, la lumière éteinte. Dans ma boîte aux lettres, j’ai trouvé un mystérieux petit bout de papier griffonné à la hâte semblait-il. Sur une face: j’ai envie de vous (mon cœur a bien failli exploser). Sur l’autre: revoir, "la pianiste". Bon, c’est mieux comme ça…

         Aujourd’hui il pleut et je regarde le soir tomber sur les toits gris de la ville.

 

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         De courettes en jardins, de maisons en maisonnettes, mon quartier est très paisible. Les rues en sens unique alternativement débouchent sur le boulevard ou en viennent. L’activité et les commerces se trouvent sur cette grande artère qui monte en ligne droite du centre historique de la ville jusqu’à sa périphérie. Pour s’orienter, rien n’est plus facile: plus on s’éloigne du centre, plus les maisons sont basses et les commerces rares. Plantés de platanes, les trottoirs sont larges. Ils servent aussi de parking comme souvent, et les piétons, pour se croiser, doivent raser les murs et frôler les pare-chocs. Et si on rajoute les crottes de chien…

         Malgré tout, j’aime aller y faire mes courses ou tout simplement me promener. L’animation me fait du bien et me change de la solitude de mon grenier. Le matin je vais siroter un ballon de sauvignon au café, bavarder avec ma voisine et taper le carton avec des copains. L’après-midi, lorsque le temps le permet, on se retrouve un peu plus loin, au square, où un boulodrome sous les arbres accueille les passionnés de boule parisienne. L’ambiance presque feutrée, et ponctuée soit de quelques applaudissements lorsque de jolis coups sont réalisés, soit de rares éclats de voix lorsqu’il y a divergence de point de vue sur la stratégie à mener, donne à ce jeu un caractère particulier. C’est même parfois très tendu tellement les points sont délicats à réaliser. Le mercredi, de nombreux enfants du quartier viennent jouer dans les allées, accompagnés de leurs mamans ou de leurs nounous. Mais, en général, ça aussi m'est trop douloureux, et j’évite…

 

 

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         Ça y est, j'ai enfin revu "ma" pianiste aujourd’hui! Et c’est vrai que cette femme m’attire plus que je veux bien me le dire… J’étais au café à discuter de musique avec Valentine, ma petite voisine. Elle me disait que parfois elle allait à l’auditorium avec Jacky. Comme il y passe toutes sortes d’artistes, je lui ai demandé quel genre de musique l'intéressait. Avec un large sourire elle disait à ma grande surprise qu’elle aimait surtout ce qui s’est fait avant 1900 lorsque je vis passer sur le trottoir «la pianiste à robe longue». Je lui fis remarquer cette drôle de coïncidence. Je sentis alors un changement dans le ton de sa voix ainsi qu’un bref tremblement dans ses mains. Le tout très vite réprimé, si bien que quelqu’un de peu attentif n’aurait sans doute rien remarqué, mais moi…

         Tout en essayant de rester délicat, je lui demandai quand même ce qui se passait dans sa tête. Elle me répondit: <<C’est l’émotion, vous savez... Je l’ai vue avant-hier, justement, à l'auditorium. Son nom, c'est Sandra Petsarova. Elle donnait un récital pour clore sa tournée, et peut-être même mettre un point final à sa carrière internationale... J’étais très émue et admirative. De plus, savoir qu’elle est là, dans mon quartier, ça me fait quelque chose. Je n’ose pas aller frapper à sa porte. Je suis timide, vous savez, et cette grande dame qui parcourt le monde entier…>>. Ne lui laissant pas le temps de finir sa phrase, sans plus réfléchir que ça, je lui rétorquai: << Mais tu sais, je peux peut-être arranger ça! Ça me ferait même très plaisir si tu pouvais la rencontrer. Je te ferai signe un de ces quatre. >> Et c’est comme ça que je me suis mis à gamberger sur cette mystérieuse femme qui avait par ailleurs envie aussi de me revoir. Pourquoi en effet venait-elle s’échouer dans ce quartier si loin des mondanités?

         Cet après-midi même, j’irai sonner à sa porte.

 

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         Mais enfin voilà, il ne suffit pas de sonner à une porte pour qu’elle s’ouvre! Après plusieurs tentatives, rien. Comme il n’y a qu’un appartement par étage, je ne pouvais pas m’être trompé. À côté de la sonnette, il y avait deux noms, ce que, dans ma précipitation, je n’avais pas remarqué. L’un, illisible, avait été soigneusement rayé, l’autre: Dominique Petard. L’ancien propriétaire s’appelait effectivement Dominique, mais Deroubault. Et pendant plus d’un an, l’appartement mis en vente était resté inoccupé. Je descendis vers les boîtes aux lettres. Là, il n’y avait écrit que Dominique Petard. Alors tant pis, je sonnai à la loge de la concierge. J’entendis des jurons, des cris de chat, puis le carreau mobile de la porte vitrée s’ouvrit.

         - Qu’est-ce c’est? C’est à quel sujet?

         - Bonjour, madame Josette, j’aurais une petite question.

         - Ouais, dites voir, mais vite: j’ai pas que ça à faire, moi!

         - Ben voilà, c’est à propos de la boîte aux lettres de…

         - Oh oui, je vous vois venir. Alors, un petit conseil: ne lui tournez pas trop autour. Y a du louche là dessous.

         - Ah? C’est à dire?

         - Ben, pas plus tard qu'il y a deux jours encore, c'était marqué Sandra Petsarova. Je m’demande où on va chercher des noms comme ça. Et aujourd’hui, vlan! c’est Dominique Petard. Allez donc y comprendre quelque chose. Un homme? Une femme? J'sais plus, moi! Avec tout ce qu’on voit au jour d’aujourd’hui…

         Et ça y est, c’est reparti. Avant même d’entendre la suite que je connaissais déjà, je coupai court et m’en allai. La journée a donc fini avec plus de points d'interrogation que prévu.

 

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         Très étrange ce quartier, d’habitude si paisible, si lisible. La nuit d'après, j’ai mal dormi. Cette histoire de noms qui valsent me donne le tournis. Pourquoi subitement Sandra devient Dominique? Y a-t-il vraiment de l’embrouille comme le suggère Josette? Toujours est-il que, vers deux heures du matin, alors que je commençais tout juste à m’assoupir, j’ai entendu dans la rue la sirène des pompiers. Las comme j’étais, je ne fis pas l’effort d’aller voir, mais simplement de prendre un cachet. De toute façon, ce devait encore être l’alcoolo d’en bas… J’ai ainsi pu dormir jusqu’à neuf heures d'une seule traite. Un brin de toilette et je filai prendre mon petit déjeuner au café. Là au moins, j’aurais des nouvelles plus fiables. Je retrouvai Valentine, toujours aussi affairée, mais l’air inquiète. Je commandai un grand bol avec un croissant. Quand elle revint, elle prit le temps de s’asseoir en face de moi. Tout juste pour me dire que l’ambulance cette nuit, c’était pour Sandra. Elle avait vu la lumière. Pour la rassurer, je lui dis que ce n’était peut-être pas elle, mais son mari ou compagnon, un certain Dominique Petard comme on voit maintenant sur la boîte aux lettres. Ce n’était que du 50/50. Elle soupira un grand coup avant de se relever, comme soulagée ou pour se donner du courage. Je la regardai s’éloigner avec tendresse. J’avalai mon café en vitesse et sortis, une seule idée en tête: filer aux urgences me renseigner, en avoir enfin le cœur net.

 

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         Heureusement l’hôpital n’est pas loin ni trop grand et je connais déjà un peu les lieux. Les urgences… que de mauvais souvenirs! Ce mélange d'odeurs de produits d'entretien et d’antiseptique, la climatisation bruyante, la lumière blafarde, les aide-soignantes en blouse verte, les chariots: comme si rien n’avait bougé depuis vingt ans! À l’accueil, je demande à voir madame Petsarova. Non, il n’y a pas ce nom-là. Alors monsieur Petard, peut-être? Les urgences cette nuit, vers deux heures… À force d’insister, on daigna enfin me dire: vous voulez parler de madame Petard? Chambre trois, au premier. Tout d’un coup, tout devenait simple: l’artiste Sandra Petsarova, au demeurant pianiste de renommée internationale, s’appelle en réalité Dominique Petard. Il n’y avait là aucune  embrouille. Juste quelqu’un de connu qui cherche à redevenir comme tout le monde, se fondre dans l'anonymat, en quelque sorte. Je pris mon temps pour trouver cette chambre trois. Puis je frappai doucement. Une infirmière sortit pour me dire qu’elle allait bien, mais qu’il ne fallait pas rester trop longtemps. J’entrai.

         Elle était bien là, quelques cathéters aux bras et un moniteur branché qui battait à rythme lent, mais régulier. << Vous me reconnaissez? – Oui, bien sûr. C’est gentil d’être venu. – Que vous arrive-t-il donc? – Un malaise. Je ne peux pas me passer de mes remèdes et, depuis mon retour de tournée, je n’ai pas eu le temps de passer à la pharmacie. Diabète, décalage horaire, douleurs violentes dans les doigts, les poignets, les chevilles… Tellement de choses en même temps, vous comprenez? – Euh… oui, je crois. Besoin de beaucoup de repos, je suppose? – Bien plus que ça, en fait. Je vais vraisemblablement devoir interrompre ma carrière, ne serait-ce que quelques mois. Mais on reparlera de tout ça quand je serai sortie d’ici. – Oui, bien sûr: c’est vous qui voyez. Mais je tenais quand même aussi à vous transmettre le bonjour d’une de vos admiratrices. Elle habite dans mon immeuble, en face de chez vous, mais elle est un peu timide. On pourra arranger ça? Je crois que ça lui ferait énormément plaisir. – Oh oui... mais plus tard... merci... je fatigue... laissez-moi. À bientôt.>>

 

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         Une fois sorti de l'hôpital cet après-midi, l’air semblait doux comme il sait l’être parfois au creux de l’automne. Pareille à la présence d’un jardin public au milieu de la ville, cette douceur avait quelque chose de revitalisant. Lorsqu’il pleut et qu’il faut quand même sortir, que le vent s’engouffre dans le col du manteau pourtant soigneusement relevé, instinctivement, on courbe le dos, on se recroqueville. Tandis que là, au contraire, on enlève une épaisseur de vêtement, le pas devient alerte, et on fait plus qu’entendre les moineaux: on les écoute. On s’arrête. On se met à siffloter. On se met à sourire, le cœur devient léger et les pensées plus claires.

         Je suis descendu regarder les boulistes, mais le jeu ne m’intéresse pas aujourd’hui. Je préfère observer les reflets du soleil sur les boules, écouter leur crissement presque cristallin lorsqu’elles roulent sur le sable bien tassé, puis le léger choc lorsque l’une d’entre elles vient se loger au beau milieu d’un paquet de boules, comme la pièce manquante d’un invraisemblable puzzle. Derrière les planches du boulodrome, une timide violette résiste tant bien que mal à l’automne, cachée au regard des badauds. Plus loin, un pigeon fait la cour à sa belle. J’essaye de profiter au maximum de cette bouffée de printemps au milieu de la grisaille. Je veux emmagasiner de l’énergie pour affronter l’hiver, ou la suite de ma vie.

         Pourtant, d’ordinaire, je ne me plains pas de ma retraite, mais j’ai soudain conscience qu’il y manque quelque chose. Toutes ces années vécues sans joie après la mort de ma femme ainsi que les péripéties de l’imprimerie m’apparaissent soudainement comme un morne défilé gris: ne se sentir responsable du bonheur de personne, tandis que les derniers événements agissent à la manière d’une braise que le moindre souffle va suffire à raviver. Oui, pour la première fois depuis si longtemps, j’ai subitement envie d'aider ces gens qui souffrent: j'ai hâte de savoir de quoi demain sera fait…

 

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         Sandra? Dominique?: je ne sais plus comment l’appeler. Bref, à son retour de l’hôpital, elle est venue me voir pour me remercier de m’être inquiété de son état de santé. Elle a beaucoup parlé de sa carrière de pianiste, ses répétitions avec différents chefs d’orchestre, ses tournées, ses récitals; et aussi de ses crises de rhumatisme des derniers temps qui s’aggravent et se multiplient. Au point de ne plus se sentir capable de continuer.

         Seulement, plus elle parlait, plus j’avais l’impression que tous ces mots lui servaient d’écran, et qu’en fait elle ne se livrait pas vraiment. Si bien qu’à un moment, je l’interrompis d’un <<Mais?>> qui la surprit et la stoppa net dans son discours. J’enchaînai avec un banal: <<Mais qu’avez- vous à me dire vraiment?>> Décontenancée, elle chercha ses mots, son souffle. Je voyais qu’elle faisait de gros efforts, comme si elle était en proie à une lutte intense. Elle hésita encore un peu, puis elle lâcha: <<Quand j’ai commencé ma vie d’artiste, j’étais très proche de ma sœur aînée, douce, un peu fragile, et qui venait d’avoir un bébé. En revanche, son mari, qui était du genre violent, ne m’appréciait pas du tout et me le faisait plus que sentir chaque fois qu’on se voyait. Puis de concert en récital, ma vie m’a éloignée de tout ça, au point que je n’ai rien su de ce qui s’est passé après. Je me suis installée à Los Angeles et ne revenais en France que de temps en temps pour mon métier. Puis un jour mon imprésario m’a dit sans plus de détails que ma sœur n’allait pas bien et que son mari était parti vivre en Australie. Mais pas un mot de son mal être, de sa dépression, de ses tentatives de suicide. Et encore moins bien sûr de son internement en hôpital psychiatrique, ni du placement de la petite Lisa dans une famille d’accueil. Je n’y ai pas prêté attention plus que ça sur le moment, happée que j’étais par le tourbillon de ma vie, et il fallait que j’aille bien pour bien jouer. Mais quand j’ai ressenti les premières douleurs de mon rhumatisme dans les bras et les poignets, ça a été comme un déclic: toute ma vie allait s’écrouler un jour ou l’autre à cause de ce mal qu’on se transmet de génération en génération dans ma famille. C’est en en parlant à mon imprésario qu’il m’a raconté ce qu’il savait réellement de ma sœur. J'ai alors vu l'ampleur de la catastrophe et j’ai repensé à Lisa: il fallait que je la retrouve, que je l’aide. Les démarches sont très compliquées lorsqu’on vit à l’étranger, entre deux avions ou deux spectacles. Mais j’ai fini par retrouver le fil. Contre vents et marées et surtout contre l’avis de mon imprésario, j’ai quitté L.A. pour revenir en France, m’installer dans ce quartier où l'on m’avait dit qu’elle y avait fait sa vie, mariée, deux enfants… Mais je vous saoule avec mes histoires; servez-moi donc un thé, s’il vous plaît>>.

         Cette pause était en effet la bienvenue. Ma tête bouillonnait avec cette avalanche de péripéties, d’autant qu’une petite musique avait commencé à trotter dans ma tête et à troubler mon attention. Car au fur et à mesure que Dominique donnait des détails sur sa vie personnelle, je me suis souvenu qu’un jour Valentine, dans une de nos si nombreuses conversations, m’avait dit qu’elle avait eu une enfance triste, qu’elle ne se souvenait de rien de ses parents et qu’elle avait été élevée chez des gens qui l’avaient adoptée par la suite, et je trouvais cette ressemblance quelque peu troublante. Je gardai ça pour moi, bien décidé à lui en parler en tête-à-tête. La conversation continua encore un peu sur un ton plus anodin. Puis, au moment de partir, Dominique me dit: <<Je ne sais si vous avez l’oreille musicale, mais une chose est sûre: vous savez écouter! On se tutoie, maintenant? Ce sera plus simple. Au revoir…? – François. C’est vrai, tu ne sais rien de moi, mais je crois que nous avons maintenant tout le temps devant nous pour faire plus ample connaissance>>.

 

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*      *

         Et puis voilà, l'hiver est passé. Ce soir, accoudé à ma fenêtre, je regarde les dernières lueurs dorer les toits et j'écoute les martinets jouer infiniment dans la douceur du ciel. Dominique est au piano et accueille la nuit avec Chopin. Le bonheur, quoi! Quelque chose de si important s'est produit à l'automne que j'en ressens encore les bienfaits. Après la longue discussion avec Dominique, j'étais allé chez Valentine comme je me l'étais promis pour y voir plus clair de son côté. Et je n'ai pas été déçu! Tant de fois nous avions abordé des sujets graves aussi bien que légers, qu'il a été tout naturel de reparler du temps passé, de nos jeunesses respectives, ou de la difficulté de grandir, etc. Et là, elle s'est mise à me raconter un peu de sa vie dans sa famille d'accueil.

         C'étaient de très braves gens, aimants et surtout désireux de la voir s'épanouir loin de la souffrance morale qu'aurait pu représenter la présence d'une maman devenue folle. Pour bien marquer le fait qu'après ne serait plus comme avant, ils avaient décidé de ne plus l'appeler que par son second prénom: Valentine. Puis, brusquement, elle avait craqué et avait lâché, en larmes, mais comme un soulagement: <<Quand j'étais toute petite, je me souviens à présent, on m'appelait Lisa, et puis à la maison j'entendais souvent jouer du piano...>> Après un long moment de silence, je l'avais prise dans mes bras, toute secouée de sanglots qu'elle était. Je lui glissai dans l'oreille, comme si elle avait été ma propre fille: <<Tu sais, Lisa, j'ai parlé de toi à Dominique. Je crois que c'est très important que vous vous voyiez maintenant.>>

         Depuis, elles ne se quittent plus! Souvent nous nous retrouvons Dominique, Lisa, Jacky,  les enfants et moi autour d'une belle tablée et je me dis que le rôle que j'avais tenu dans cette histoire avait été bénéfique pour moi aussi, car il m'avait permis de me sentir comme dans une  nouvelle famille. Et lorsqu'il nous arrive, Dominique et moi, de nous retrouver seuls tous les deux, je n'en dirai rien...