Bon, vous savez ce que c'est: on va au café, on choisit une table obscure au fond , on s'installe pour observer, on commande une bière, puis une autre, puis on ne sait plus trop combien. Bref, le temps passe.
Alors un jour, je suis allé au café. J'ai choisi la table la plus obscure: celle qui est au fond de la salle. J'aime bien observer la faune des bistrots. J'ai commandé une pression, puis une autre. Et, de fil en aiguille, je ne sais plus trop combien. Lentement, je me suis imprégné du bruit ambiant: les tasses et les soucoupes qui s'entrechoquent, le garçon qui vide le marc en tapant dans une boîte, l'eau d'une tisane ou le lait qu'on fait chauffer à la vapeur sous pression, les conversations plus ou moins feutrées, ponctuées d'éclats de rires ou d'exclamations plus ou moins sonores, l'odeur d'un croque-monsieur sur le point d'être trop cuit, de la bière, d'un café-crème qui fume, des manteaux de pluie qui sèchent peu à peu avant d'être mouillés à nouveau en sortant. Puis tout à coup, une eau de toilette, un parfum que je perçois dans ma somnolence. Ah oui, tiens, c'est cette femme qui vient d'entrer. Un rayon de soleil, on dirait. Yeux vaguement mi-clos, je la regarde s'avancer parmi les tables. Elle s'assoit à la mienne, en face de moi et me demande ce que je veux. Je sursaute, vaguement réveillé. Un café-calva. Moi aussi, dit-elle, puis rajoute dans un souffle: celle-là, ce sera pour moi. Mes yeux peinent à s'ouvrir complètement. À cause du contre-jour, un peu surpris, je crois la reconnaître. Je lance un: tiens, c'est toi? Que fais-tu ici? Tu savais que j'étais là? Elle me laisse avec mes questions. Je vois bien que ça s'engage plutôt mal. Le garçon arrive avec la commande et les deux additions. Chacun règle son dû et il s'en va. Profitant de l'interruption, elle glisse: on enfile ça et on s'en va. Dehors, c'est mieux.
C'est alors que le garçon revient et dit: on ferme, allez, ouste! Vous avez assez bu comme ça! Du coup, j'ai rouvert les yeux: la femme n'était plus là. J'ai essayé de me lever en me cramponnant à la table que je faillis renverser. Gentiment, le garçon me soutenant par les épaules m'a aidé à retrouver la sortie.
Une pluie froide et moche m'accueillit sur le seuil et je me dis: la prochaine fois, je compterai un peu mieux mes bières...