La vieille dame.
Quand j'étais petite, j'aimais jouer à la marchande. Je m'installais en haut des marches de l'escalier extérieur qui menait à la cuisine. Je vendais des coquilles d’escargot vides, des petits cailloux blancs, des boutons de culotte de toutes les couleurs, et parfois, des fourmis et des araignées mortes. Ma grand-mère, quand elle était gentille ou quand j'avais été sage, me prêtait sa balance avec les poids bien rangés de un à cinq cents grammes. Il en manquait un de deux grammes, qu'on avait remplacé par un petit plomb de chasse. Quand j'avais fini, j'étais fière de lui rendre la série complète bien en ordre.
La monnaie pouvait varier selon les disponibilités de la saison ; mais celle que je préférais, c'était les petites feuilles rondes en forme de coeur des radis pour les sous, et les capsules de monnaie du pape pour les francs. J'étais très douée en calcul mental et parfois, à la fin du jeu, je pouvais être très riche. Ces jours-là, je rassemblais tout ce que j'avais gagné et ma grand-mère, en échange, me donnait un caramel mou, un bonbon à l'anis de Flavigny ou encore deux paires de cerises jumelles que je portais un instant en boucles d'oreilles.
Toujours depuis le haut de ces marches, je pouvais voir la grand-route de l'autre côté du mur de la cour surmonté d'une grille. Alors je m'amusais à compter les voitures : un petit pois pour celles qui allaient vers Paris, une allumette ayant déjà servi pour celles qui en revenaient. Je regroupais en petits paquets de cinq, puis ces paquets deux par deux comme à l'école avec le boulier. La route était bien empierrée et après une pluie l'eau s'infiltrait vite. Mais dès que le temps virait au sec, les voitures soulevaient des nuages de poussière blanche et ma grand-mère me disait toujours de rentrer, que j'allais attraper mal à respirer cet air sale.
Plus tard, quand la route a été goudronnée, c'était moins rigolo. Mais au moins, quand il faisait chaud, ça sentait bon. Alors j'en ai tracé plein dans la cour parmi les graviers et je poussais des cailloux en guise de voitures. Ma grand-mère disait évidemment que je salissais trop ma robe et mes chaussettes blanches, que jouer aux voitures n'était pas pour les filles, que pour en avoir une vraie, il fallait être très riche et que, de toute façon, les dames ne conduiraient jamais ces engins capricieux qui pétaradaient et tombaient tout le temps en panne, que c'était fait pour les messieurs.
Dans ma tête, j'essayais d'imaginer combien de caramels mous, d'anis de Flavigny et de cerises jumelles il fallait réunir pour pouvoir s'en acheter une.
Et puis voilà : quatre-vingt dix ans ont passé depuis ce temps-là. Je n'ai jamais appris à conduire et maintenant que mon mari n'est plus de ce monde, pour me rendre à la ville voisine faire mes courses, une fois par semaine, je commande un taxi...
La monnaie pouvait varier selon les disponibilités de la saison ; mais celle que je préférais, c'était les petites feuilles rondes en forme de coeur des radis pour les sous, et les capsules de monnaie du pape pour les francs. J'étais très douée en calcul mental et parfois, à la fin du jeu, je pouvais être très riche. Ces jours-là, je rassemblais tout ce que j'avais gagné et ma grand-mère, en échange, me donnait un caramel mou, un bonbon à l'anis de Flavigny ou encore deux paires de cerises jumelles que je portais un instant en boucles d'oreilles.
Toujours depuis le haut de ces marches, je pouvais voir la grand-route de l'autre côté du mur de la cour surmonté d'une grille. Alors je m'amusais à compter les voitures : un petit pois pour celles qui allaient vers Paris, une allumette ayant déjà servi pour celles qui en revenaient. Je regroupais en petits paquets de cinq, puis ces paquets deux par deux comme à l'école avec le boulier. La route était bien empierrée et après une pluie l'eau s'infiltrait vite. Mais dès que le temps virait au sec, les voitures soulevaient des nuages de poussière blanche et ma grand-mère me disait toujours de rentrer, que j'allais attraper mal à respirer cet air sale.
Plus tard, quand la route a été goudronnée, c'était moins rigolo. Mais au moins, quand il faisait chaud, ça sentait bon. Alors j'en ai tracé plein dans la cour parmi les graviers et je poussais des cailloux en guise de voitures. Ma grand-mère disait évidemment que je salissais trop ma robe et mes chaussettes blanches, que jouer aux voitures n'était pas pour les filles, que pour en avoir une vraie, il fallait être très riche et que, de toute façon, les dames ne conduiraient jamais ces engins capricieux qui pétaradaient et tombaient tout le temps en panne, que c'était fait pour les messieurs.
Dans ma tête, j'essayais d'imaginer combien de caramels mous, d'anis de Flavigny et de cerises jumelles il fallait réunir pour pouvoir s'en acheter une.
Et puis voilà : quatre-vingt dix ans ont passé depuis ce temps-là. Je n'ai jamais appris à conduire et maintenant que mon mari n'est plus de ce monde, pour me rendre à la ville voisine faire mes courses, une fois par semaine, je commande un taxi...
Imprimer | Commenter | Articlé publié par François Boussereau le 03 Mai 18 |