Le moulin ivre.
J'habite dans un moulin. A cet endroit, la vallée est très encaissée, sombre, mais juste après ce passage obligé, elle s'élargit en de vastes prés bordés de coteaux boisés. C'est un vrai moulin, avec encore sa roue à aubes et une grande partie de sa machinerie. Le bief, les trappes, les vannes, la dérivation, les déversoirs : tout fonctionne. De l'autre côté, le ruisseau qui peut aussi devenir torrent et au milieu de toutes ces eaux, le moulin.
Parfois, autant pour m'amuser que pour vérifier le bon fonctionnement de l'ensemble, je lâche un peu d'eau. La roue hésite un instant comme si elle se demandait quelle jeunesse lui prend soudainement, puis se laisse peu à peu aller, gentiment. Alors, elle craque, grince, gémit et tressaute, car malgré sa bonne volonté, son grand âge est là. Je la laisse faire quelques tours, je regarde l'eau gicler, s'engouffrer dans la petite cascade tout en rêvant de ces grands bateaux sur le Mississippi que je voyais, gamin, sur les images des tablettes de chocolat. Des perles d'eau font trembler les petites fougères qui trouvent moyen de pousser dans cet endroit humide et toujours à l'ombre. Puis je réduis lentement le débit et tout s'endort à nouveau.
Ça, c'est quand tout va bien, mais un jour...
Parfois, autant pour m'amuser que pour vérifier le bon fonctionnement de l'ensemble, je lâche un peu d'eau. La roue hésite un instant comme si elle se demandait quelle jeunesse lui prend soudainement, puis se laisse peu à peu aller, gentiment. Alors, elle craque, grince, gémit et tressaute, car malgré sa bonne volonté, son grand âge est là. Je la laisse faire quelques tours, je regarde l'eau gicler, s'engouffrer dans la petite cascade tout en rêvant de ces grands bateaux sur le Mississippi que je voyais, gamin, sur les images des tablettes de chocolat. Des perles d'eau font trembler les petites fougères qui trouvent moyen de pousser dans cet endroit humide et toujours à l'ombre. Puis je réduis lentement le débit et tout s'endort à nouveau.
Ça, c'est quand tout va bien, mais un jour...
Il y a de ça quelques années maintenant, l'hiver avait commencé très doux après un automne très sec. Seulement, passé le Nouvel-an, un froid sévère s'était abattu sur le pays avec de fortes chutes de neige pendant presque une semaine, puis un grand soleil pendant une bonne quinzaine de jours. Les nuits étaient glaciales avec un ciel bien dégagé où l'on voyait briller des milliards d'étoiles, à croire qu'elles s'étaient rapprochées de la terre pour mieux se faire admirer. Les températures, déjà négatives de jour, dégringolaient la nuit. Tant et si bien qu'à ce rythme-là, l'eau ne coulait plus qu'en petits filets sous la glace et par endroits, on ne pouvait entendre que de timides gargouillis et glouglous. Tout était silence et solitude froide. Bloqué dans mon moulin, je me résignai à la patience.
À l'approche de février, changement radical de décor. Le brouillard, d'abord discret, s'est installé durablement, s'opacifiant de jour en jour au point qu'au bout d'une semaine le moulin, perdu dans son fond de vallée, n'était plus qu'un fantôme, une masse immobile et sans contour. Je me sentais comme dans un piège invisible de solitude et d'effroi. Le moral au plus bas, je passais le temps comme je pouvais: c'est à dire boire, et la cave était bien fournie, pour ne plus voir, oublier cette nature devenue si hostile et déprimante.
À l'approche de février, changement radical de décor. Le brouillard, d'abord discret, s'est installé durablement, s'opacifiant de jour en jour au point qu'au bout d'une semaine le moulin, perdu dans son fond de vallée, n'était plus qu'un fantôme, une masse immobile et sans contour. Je me sentais comme dans un piège invisible de solitude et d'effroi. Le moral au plus bas, je passais le temps comme je pouvais: c'est à dire boire, et la cave était bien fournie, pour ne plus voir, oublier cette nature devenue si hostile et déprimante.
Et puis la pluie finit par arriver. Comme l'avait fait le brouillard: d'abord simple crachin continu, ininterrompu, insistant, pernicieux, implacable, cette pluie fine s'est transformée en ondées intermittentes puis en averses de plus en plus rudes, de plus en plus rapprochées. Au plus clair de la journée, il faisait presque nuit. Ma conscience s'émoussait au fur et à mesure que je vidais les bouteilles. Le redoux fit fondre neige et glace en seulement deux jours et le tout, mêlé à ce déluge d'eau, provoqua une inondation sans précédent. La roue du moulin se mit à tourner toute seule à une vitesse dont je ne la croyais plus capable et faisait trembler le sol et les murs. De toutes parts, l'eau grondait, menaçait de tout emporter et cela de jour comme de nuit. Le fracas devenait torture et plus j'étais ivre, plus c'était insupportable.
Enfin, après de si longues heures d'insomnie et de beuverie, il me sembla que le soleil réapparaissait. Je sortis en titubant, une bouteille de rhum à la main, et atteignis après bien des efforts la rambarde qui surplombait le torrent. Je m'y agrippai comme un forcené, mais malgré tout, je sentais comme un violent tangage, et je voyais devant moi les prés inondés et l'eau partout boueuse, agitée, tourbillonnante et mousseuse. Dans mon délire, accroché à mon bastingage, je me mis à chanter, à hurler des chants de marin que je ne connaissais pas, des chants de bateliers créoles ou d'esclaves et surtout, je me voyais voguer sur un improbable Mississippi en furie...
Enfin, après de si longues heures d'insomnie et de beuverie, il me sembla que le soleil réapparaissait. Je sortis en titubant, une bouteille de rhum à la main, et atteignis après bien des efforts la rambarde qui surplombait le torrent. Je m'y agrippai comme un forcené, mais malgré tout, je sentais comme un violent tangage, et je voyais devant moi les prés inondés et l'eau partout boueuse, agitée, tourbillonnante et mousseuse. Dans mon délire, accroché à mon bastingage, je me mis à chanter, à hurler des chants de marin que je ne connaissais pas, des chants de bateliers créoles ou d'esclaves et surtout, je me voyais voguer sur un improbable Mississippi en furie...
Imprimer | Commenter | Articlé publié par François Boussereau le 23 Jan. 18 |