Depuis des années, je me lève tous les jours à sept heures moins le quart pour aller travailler. Mais bientôt, tout cela sera fini car je suis en retraite la semaine prochaine. Enfin je pourrai aller rendre visite aux amis que j’ai à droite à gauche, voyager. La solitude me guettera peut-être. Pourtant, je suis bien dans mon appartement, un peu trop grand pour moi tout seul, mais si confortable. En plus, le quartier est sympa et calme: un havre dans la grande ville. Mais je sens confusément que j’aurai vite besoin d’un ailleurs. Les enfants, nous n’avons pas pu en avoir et ma femme n’a pas supporté: elle s’en est allée tenter sa chance avec un autre.

Sur le palier, il y a un autre appartement. Il est resté vide longtemps après que les propriétaires eurent fait faire d’importants travaux de rénovation. Mais il y a deux jours, en rentrant du travail, j’ai entendu un peu de bruit et je me suis dit que quelqu’un avait dû emménager dans la journée. Et puis, une agréable odeur de cuisine filtrait de la porte. Curieux, je me suis arrêté pour écouter. Me parvenait le bruit familier d’ustensiles qui s’entrechoquent et de vaisselle qu’on installe sur la table avant de dîner. Je rentrai chez moi, pris une douche, me changeai, sortis du frigo la pizza que je n’avais pas finie la veille, la mis dans le micro-ondes, plaçai sur la table de la cuisine mon couvert, sortis la pizza et m’installai pour manger. Ce que je ne fis pas tout de suite, car mon attention était ailleurs. J’écoutais. Je connais très bien les moindres petits bruits de la maison, mais tout prenait une autre dimension quand je me concentrais sur ceux, forcément nouveaux, qui venaient de l’appartement voisin. Qui pouvait bien être ce ou cette locataire? Mais justement rien, pas un bruit. Intrigué, j’en oubliai de manger. Un peu plus tard, je crus entendre la porte palière claquer doucement. Évidemment, ma pizza avait refroidi. J’en avalai quand même une bouchée ou deux sans plaisir, me versai un verre de vin, rangeai les restes au frigo puis m’installai devant la télé pour le journal. Il était d’ailleurs presque fini et j’attendis la météo. Rien n’y fit: je continuais d’écouter si quelque chose de nouveau se passait de l’autre côté de la cloison...
La météo finie, j’éteignis la télé et pris un livre. C’était un recueil de poèmes sur la ville. Bien que l’ayant déjà lu plusieurs fois, il me produisait toujours le même effet: comment d’aussi petites choses, anodines et insignifiantes pouvaient-elles prendre une telle intensité sous la plume du poète? Un poème retenait particulièrement mon attention. Celui d’une vielle dame qui passait ses journées à pousser dans les rues un landau chargé de bibelots et de souvenirs. Le titre “Alzheimer” était assez effrayant. Chaque fois que je le lisais, à la fin, je regardais autour de moi, comme pour me rassurer. Oui, sur le buffet il y avait quelques photos de famille, une coupe de vice-champion de tennis du temps où je faisais du sport, un vase de Vallauris que nous avions ramené ma femme et moi de notre premier voyage en Provence, une copie d’un tableau de Turner (Lumière et Couleur: une féérie ronde dans un carré où mille fois je me suis noyé d’admiration) que mes collègues m’avaient offert pour mes 60 ans. Bref, toutes ces choses nostalgiques, banales et rassurantes dont on aime s’entourer et qui vous disent: oui, tu es vivant.
J’allumai une pipe, en tirai deux ou trois bouffées (après, ce n’est plus bon), fis le tour des plantes (rituel en souvenir de ma femme que j’aime toujours encore malgré le temps), me brossai les dents et allai me coucher. Dans l’appartement d’à côté, pas un bruit. Je m’endormis vite en me disant que demain serait un autre jour.
Le lendemain, le réveil sonna comme d’habitude à 7 heures moins le quart. Malgré ce qui s’était passé, ou pas, la veille, j’avais bien dormi. Mais une fois la sonnerie éteinte, la première chose que j’entendis fut un bruit d’eau et surtout une voix de femme. Cela semblait venir de l’autre bout de mon appartement: de celui d’à côté… J’avais donc une voisine, matinale, qui prenait une douche en chantant. Sa voix était belle, un peu rauque, mais chantait juste. Voilà qui me mit de bonne humeur. J’avalai mon café, finis de me préparer et descendis prendre le bus qui passe au coin de la rue à 35.
Quand je revins le soir, à nouveau une agréable odeur de cuisine m’accueillit sur le palier. Provençale, cette odeur me fit repenser à Vallauris (ça va, Alzheimer ne me guette pas encore). Mais ma curiosité restait intacte. Je fis un peu de bruit en rentrant chez moi, histoire d’annoncer mon retour. Je tournai un peu en rond, mis une musique apaisante, sortis le reste de pizza du frigo, pour le mettre aussitôt à la poubelle car il ne sentait plus très bon. Perplexe devant ce frigo presque vide, je n’entendis pas tout de suite qu’on frappait à ma porte. Je sursautai et me ruai vers l’entrée. J’ouvris et me trouvai nez à nez avec une grande femme, sans doute encore jeune, mais aux traits tellement fatigués. Maquillée sans élégance, un peu trop voyant à mon goût et en tenue de ville me sembla-t-il. Tout de go, elle dit d’un accent chantant “si vous avez une bouteille de rosé, vous viendrez bien partager avec moi ma petite fricassée aux anchois? On fera connaissance. Ce soir, je prends le boulot plus tard …”
Elle fit demi-tour avant que j’aie pu dire quoi que se soit. Je remarquai son déhanchement sans doute très travaillé: professionnelle, me dis-je. Elle ne ferma pas la porte derrière elle. Je retournai chercher dans ma cave à vin une bouteille de Tavel et, tire-bouchon en main, j’allai toquer à sa porte. “Entrez donc” fit-elle du fond de la cuisine. Ce studio, je le connaissais bien pour l’avoir loué quelques temps avec ma femme avant d’avoir notre premier enfant, comme on disait alors. Puis nous avons acheté l’appartement que j’habite maintenant, mais nous avons souvent fréquenté les locataires qui s’y sont succédés par la suite. En revanche, je n’y étais jamais retourné depuis les derniers travaux. Et là, je fus surpris du résultat…
Le studio semblait plus grand que dans mon souvenir et surtout plus clair, plus chaleureux. La cuisine avait été transformée en kitchenette à l’américaine. Deux grands tabourets de part et d’autre du bar, le couvert était mis, tout était prêt. Elle entama la conversation.
En vérité, elle commença par un long monologue: mon vrai nom c’est Ginette, mais au boulot, c’est Sonia. Et je vous le dis sans ambages, je travaille comme hôtesse dans une boîte de nuit. Souvent, je finis mon taff avec un client, d’où mes horaires un peu bizarres. Faut bien gagner sa croûte. Mais la boîte va fermer, ce qui m’arrange plutôt, parce que, de toute façon, j’aurais arrêté: j’en ai assez. 20 ans de galère. Toujours de nuit parce que j’aime ça. Quand je me suis barrée de chez mes parents à 16 ans, j’ai tourné en rond jusqu’à 18, puis je suis rentrée au tri postal de nuit pendant plus de dix ans. Avec les collègues, ça se passait plutôt bien. C’est pour ça qu’à un moment, avec deux ou trois potes, on a monté une petite affaire dans la restauration non loin de la gare où on travaillait. C’était top. Ça a marché 4 ou 5 ans comme ça. On revoyait souvent les copains de la poste. Mais un soir, on a vu arriver un type qui nous a proposé de changer de formule, mettre de la musique, etc. Du coup, notre bistrot sympa est devenu un truc un peu louche, la clientèle a changé aussi, et les associés du début ont repris leurs billes. Je me suis retrouvée embringuée dans un truc mi boîte mi bordel; mais j’avais une position centrale, je me montrais. Sauf que quand le patron m’a gentiment demandé de “chatouiller un peu plus le client” comme il disait, j’ai senti que ça ne durerait pas. Maintenant, j’en ai vraiment marre. La tôle va fermer et je me casse…
Étrange tout de même cette fille. Pourquoi raconter tout ça à un inconnu? Quelle est sa vérité? Que cache-t-elle derrière ce discours qu’elle veut sincère? Idem pour son maquillage ou sa démarche trop calculée? Perdu dans mes pensées, j’avais quelque peu décroché. Elle s’en rendit compte et s’arrêta. Alors, j’enchaînai à mon tour, un peu gêné…