Moi, c'est Julien. J'ai habité votre studio pendant quelques temps. J'étais marié. On voulait des enfants. Quand l'appartement à côté a été mis en vente, on a sauté sur l'occasion. Un séjour, trois chambres: on voyait déjà comment on allait remplir tout cet espace. Seulement voilà, les enfants ne sont pas venus. Alors ma femme est partie et j'ai gardé le logement. Heureusement je gagne bien ma vie et j'aime mon travail. Je suis géomètre dans un cabinet indépendant, mais nous sous-traitons pour de grosses boîtes, sur des chantiers genre barrages, tracés de voies ferrées, etc. J'ai parcouru la France de long en large. L'âge venant -je suis à la retraite la semaine prochaine- je me suis quelque peu sédentarisé. Mais bien que l'équipe se soit renouvelée au fil du temps, l'esprit de camaraderie est resté intact. Je vais sans doute avoir du mal: c'est quand même une nouvelle vie qui m'attend. Je sais que je vais commencer par revoir les gens sympas que j'ai rencontrés ici ou là au gré de mes déplacements. Je me donne un an, le temps de faire le deuil de mon travail. Après, je verrai. Mais, si on mangeait? Le rosé va être trop chaud. Tiens, dit-elle, du Tavel! C'est un peu mon pays...
On s'est quittés vers dix heures, non sans avoir échangé nos téléphones, comme si on n'allait plus se revoir. Plus tard, je l'ai entendue partir au travail. J’étais ému par cette rencontre. C'est bête, mais cette fille aurait tout à fait pu être ma fille. Et son histoire me semblait si dure! J'éprouvais de la compassion pour cet être qui avait cherché la liberté à 16 ans et qui se retrouvait quasiment prostituée vint ans plus tard. Puis un nouveau sursaut qui allait peut-être tout changer encore une fois. Je m'amusai un instant à l'idée que ce changement se produisait dans sa vie au moment où la mienne allait aussi basculer dans l'inconnu.
J'ai eu du mal à m'endormir, et vers trois heures , je me réveillai en sursaut : on venait de frapper à ma porte.

Je m’habillai en vitesse et ouvris. C’était elle! Méconnaissable: une plaie sur la joue, un œil poché, elle maintenait comme elle pouvait sur ses épaules son manteau déchiré en plusieurs endroits.
- Entre, reste pas là, tu as bien fait de venir: je vais t’aider. Rien de cassé?
Elle se laissa faire comme une petite fille. Elle était presque nue sous son manteau, mais je ne voyais que les ecchymoses. J’appliquai tant bien que mal pommades, compresses, désinfectants, pansements: toute ma pharmacie y passait. Rouée de coups, elle avait eu la force de revenir ici à pieds. Chapeau! Au début, elle grelottait plus d’effroi que d’autre chose, mais peu à peu, elle se détendit et finit même par esquisser un timide sourire.
- Vous voyez, dit-elle, c’est bien ce que je disais: il faut que j’arrête. J’en étais à mon troisième “dernier client”. En général, je fais durer plus longtemps, mais là, j’étais fatiguée car il y avait eu du monde au bar jusqu’à une heure. Je lui ai dit que ça irait vite et il l’a mal pris. Il a pété les plombs car il devait être un peu bourré, et voilà le travail. Mon boss m’a dit de rentrer chez moi et de repasser demain chercher mes affaires. Je lui ai dit que je voulais arrêter, que j’avais plus l’âge; il m’a dit O.K. on règle ça demain aussi.
- J’irai avec vous après le travail, m’entendis-je dire.
- Ça me va, fit-elle. Je ne vous demande rien, mais ça me va. Et puis ça ira vite: avec le boss, ça ne traîne jamais. Je vais dormir. À demain là-bas, vers 19 heures: avant, c’est fermé. Elle faillit partir, mais fit l’effort de se retourner pour me dire: merci! Et je crois que tout à l’heure vous m’avez tutoyé. Ça aussi, ça me va. Elle fouilla dans une poche de son manteau, me tendit une carte de son bistrot puis rentra chez elle. Elle boitait bas.
Moi aussi je me couchai sans attendre, mais le sommeil ne vint pas tout de suite. Si bien que, quand le réveil sonna, je n’étais pas très frais. Et puis c’était mon dernier jour de travail et la journée s’annonçait plutôt inhabituelle. Mais j’en avais vu d’autres et c’est avec un certain optimisme que je quittai mon appartement en me dépêchant pour ne pas rater le bus de 35.