Quelques jours plus tard...
Me voici donc maintenant en retraite. J'avais imaginé toutes sortes de scénarios possibles pour mes premiers instants, mais pas vraiment celui que j'ai vécu. D'abord, la dernière journée au travail s'est déroulée à la fois dans une ambiance chaleureuse parce que je sentais bien que mes collègues étaient émus par mon départ imminent, mais aussi avec une forme d'excitation étrange à l'idée que la soirée allait être pour le moins pleine de contrastes. On s'était donné rendez-vous dans un restaurant de poissons vers 19 heures 30 pour fêter ensemble mon départ, mais avant, j'avais promis à Ginette de l'accompagner au rencart avec son boss. Je quittai donc le bureau vers 18 heures non sans avoir tout bien rangé, mis au courant mes collègues de l'état d'avancement de mes dossiers en cours, ainsi que de ma situation personnelle. D'ailleurs, deux d'entre eux se sont même proposés pour venir en renfort au cas où. J'ai dit O.K. à condition qu'ils restent très discrets.
Arrivé chez moi, Ginette m'attendait sans doute, car lorsque j'ouvris ma porte, elle sortit aussitôt de chez elle et me suivit chez moi. Je lui dis de prendre ses aises le temps que je me prépare. Lorsque je revins au salon, elle était confortablement installée sur le canapé, un verre de Martini à la main. Elle semblait si naturelle! Certes on voyait encore des traces de coup sur son visage, mais très à l'aise et détendue, elle demanda si c'était un vrai Vallauris, le vase sur le buffet. Alors elle commença à me parler de la Provence et de la famille qu'elle avait encore là-bas, mais je lui rappelai vite ce qu'on avait à faire maintenant. Elle se tut, se leva et me suivit.
Malgré l'heure et les difficultés de circulation aux abords de la gare, nous n'arrivâmes pas en retard. Je me garai à quelques pas de son bistrot. Elle descendit sans un mot et se dirigea vers un type qui semblait déjà l'attendre sur le trottoir. Une courte discussion s'engagea, le type rentra dans la boîte, ressortit quelques secondes plus tard. L'instant d'après, elle revenait avec son sac à main, un petit carton sous le bras et surtout un grand sourire: - Vous voyez ce que je vous disais, avec le boss, c'est toujours clean! Maintenant, on peut y aller; on se tutoie? D'accord, je te remmène. Ah bon ? On ne va pas ensemble à ton repas d'adieu?
J'étais assez décontenancé, mais trois voitures plus loin derrière nous, il y avait les deux copains que j'avais vus se garer. Ils avaient sûrement observé toute la scène et je n'avais rien à cacher. Alors je dis chiche, on y va et je t'offre même le resto. Puisque tu le dis, ça me va fit elle de son ton décidé et enjoué que je commençais à aimer. Finalement, tout s'enchaînait comme sur des roulettes.
Arrivés sur place, nous fûmes accueillis par des applaudissements et le patron, le mien ou plutôt mon ex-patron déclara : c'est bien notre chance, car on a failli être 13 à table, mais je vois qu'on va être 14 grâce à madame... Ginette répondit-elle du tac au tac. J'ai même senti qu'elle était heureuse de pouvoir prononcer son nom en public. On ne se connaît pas depuis longtemps, mais Julien m'a déjà un peu parlé de vous, et je pense qu'on va passer une belle soirée puis elle choisit de s'asseoir en face de moi.
En soupe, en soufflé, en cassolette : le poisson dans tous ses états était vraiment délicieux, surtout arrosé qu'il fut de Bandol rosé et rouge. Puis vint le moment du dessert, du discours heureusement très court, et enfin du cadeau. Lorsque je l'ouvris, mes mains se mirent à trembler. Je jetai un coup d’œil à Ginette. C'était encore une reproduction de tableau, mais de Corot cette fois-ci : Marietta, son dernier chef-d’œuvre, un nu montrant de dos, mais le visage retourné en arrière, une jeune femme bien en chair comme on aimait les représenter à l'époque et surtout très sensuelle. Mais la ressemblance était si frappante que je sentis le rose me monter aux joues. Je bredouillai un vague merci d'une voix étranglée autant par l'émotion de l'instant que par les sensations que j'éprouvais en regardant les deux femmes.