Armand, qu’il s’appelait. La guerre ne l’avait pas épargné.
Parti de sa petite ferme morvandelle à 17 ans, appelé à la boucherie dans la Meuse comme tant d’autres de son âge, mais miraculé malgré tout, il revint trois ans plus tard, blessé dans sa chair et meurtri dans son âme. Car il revint au pays avec une jambe de bois. Aigri, affaibli, à 20 ans certes, mais on lui en donnait facilement trente de plus tant il était marqué par ce qu’il avait vu et enduré si loin de chez lui. Et que faire dans ce pays de misère qui ne pardonne pas aux faibles d’être faibles? Malgré tout, il avait aussi sa dignité et, au début, il essaya de se rendre utile au champ comme à l’étable. Mais il fatiguait vite.
En tant qu’invalide de guerre, Armand avait droit à une chaussure neuve par an et à une petite pension. Dans les années 20, les chemins n’étaient pas comme les routes de maintenant. Point de voiture non plus, et d’ailleurs, même s’il avait pu s’en offrir une, comment aurait-il pu s’en servir? Alors, le jour venu, vers quatre heures du matin, il prenait sa béquille, son baluchon et partait parcourir à travers bois les huit kilomètres qui le séparaient de Montsauche, le chef-lieu de canton. Le bureau des invalides de guerre ouvrait à 9 heures, certes, mais comme tout le monde voulait être là avant l’heure, quand Armand arrivait, il y avait déjà la queue. Une file d’éclopés, où personne n’avait envie de rire, ni même d’entamer la conversation, comme si chacun avait honte d’exhiber son infirmité en pleine rue.
Rapiat comme il était, sitôt après avoir récupéré sa chaussure et fait tamponner son carnet, Armand s’en retournait sans même prendre le temps d’un petit remontant au café comme faisaient les autres. Arrivé à l’orée de la forêt, il s’asseyait sur une borne, ôtait sa vieille chaussure, la mettait dans son baluchon, déballait la neuve, l’enfilait et enfin cassait la croûte. Loin des regards. Puis il se remettait en route, un sourire de satisfaction aux lèvres. Il aimait voir le cuir neuf scintiller au soleil. Pourtant elle lui faisait mal, ce qui le faisait boiter davantage, mais le chemin du retour lui paraissait plus léger. Bien sûr, sa ferme située quelque part entre Montsauche et Alligny se trouvait dans une sorte de vallon. Il lui fallait alors plus descendre que monter pour y retourner. Mais surtout, ce qui le mettait en joie, c’est que cette chaussure, il ne l’avait pas payée!